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kilomètres qui vous séparent du front, ou bien parce qu’on entend des gens dits informés qui annoncent du matin au soir des nouvelles contradictoires. Là, dans ce coin paisible et écarté, elles venaient de toucher les débris mêmes de l’hécatombe. Les yeux seuls nous renseignent ; auprès de leur témoignage, la parole est peu.

Julienne ne tint pas en place ; elle courut derrière le convoi jusqu’à l’hôpital. Elle n’avait, de sa vie, rien vu de plus passionnant.

Elle dit, à son retour, qu’elle avait eu peine à reconnaître l’entrée du Grand-Hôtel, où elle avait été, quelques mois auparavant, porter des mots, de la part de Monsieur ou de Madame, à M. X… ou à M. Y…, qui étaient morts à présent, comme Monsieur.

Elle avait eu des renseignemens par la femme de chambre d’une maison voisine. Les malheureux blessés du matin venaient du Nord, d’une bataille épouvantable qui durait depuis des semaines.

— Il y en a qui causent, madame, il y en a qui ne disent rien ; ils ont des yeux qui font pitié, comme les pauvres chiens malades qui vous jettent un coup d’œil honteux et préfèrent avoir l’air de dormir. On voyait de loin, disait-elle aussi, le chirurgien, à ce qu’il paraît, habillé de blanc, avec un bonnet comme un cuisinier, et les bras nus, qui les recevait à la porte, et les triait, et les envoyait en haut, en bas, à gauche, à droite, tiraillé par les infirmières, qui se les disputaient… Elles sont toutes en blanc, elles aussi, madame, avec une coiffe et une petite croix rouge : on dirait un couvent, tellement les gens ont l’air gai, malgré le malheur…

Mais Odette n’avait pas vu cette entrée ; cela ne l’intéressait pas.

— Il y en avait un, dans le convoi, disait-elle, un couché, qui était si pâle, le pauvre garçon ! Il n’ira pas loin…

Elle s’était juré de ne pas sortir, de rester toute la journée, toute la semaine avec sa douleur. Aussitôt après le déjeuner, elle mit son chapeau et s’en alla rôder autour de l’hôpital.

Une haie vive séparait de la rue la grande cour où l’on voyait encore un massif circulaire garni de fleurs d’été flétries ; en face, dans la villa où Julienne s’était informée, au-dessus d’une autre haie, des vignes vierges rougissaient sur des pergoles, dans un parterre charmant. Tout portait les restes d’un