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brisé. Et le fort, sur son plateau, avec sa superstructure à demi écrasée, ses doubles murailles ébréchées, semble être la formidable carcasse d’un cuirassé qui flotte sur les eaux et que son équipage n’a pas quitté. La tempête a cru le foudroyer et il a vaincu la tempête.

Nous nous sommes longtemps attardés. Neuf heures du matin : le soleil est déjà haut. Le ciel est clair, les vues sont bonnes, l’observation facile, et les ballons boches nous regardent. Il est plus que temps de repartir. La traversée de la crête risque d’être malaisée. En effet, la sortie est difficile. Nous sommes aussitôt encadrés. L’existence tient à un fil. Les cadavres, maintenant indiscrets, exhibent de hideuses blessures. Quelques-uns seulement sont intacts : j’ai peine à retrouver les statues brisées du clair de lune. Et le sentiment de la mort revêt, dans une révolte de l’être, une horreur spéciale : celle d’être ainsi supprimé et volatilisé, celle de n’être même plus un mort, mais un amas anonyme, ou une poussière de chair. Cela, et aussi la pensée de n’être pas enterré.

Cette pensée n’est pas davantage venue d’elle-même. Nous avons franchi deux cadavres : un petit soldat tout jeune, imberbe, classe 1915 sans doute, recouvert d’un peu de terre, deux ou trois pelletées qui ne réussissaient pas à le cacher, et, tout près de lui, un brancardier désigné par son brassard de la Croix-Rouge, la tête fendue, tenant encore une bêche à la main. Le brancardier a été tué comme il essayait d’accomplir son pieux devoir funèbre. Ici, les morts doivent être abandonnés. Il faut laisser la mort ensevelir les morts. Une légende rapporte que les âmes de ceux qui n’ont pas été déposés en terre sainte errent dans l’espace sans jamais trouver de repos. Mais le sol de la patrie envahie est une terre sacrée. Qu’ils reposent en paix, ceux qui se sont couchés sur elle en la défendant ! Du rappel de l’Eglise : Memento quia pulvis es, qui accompagne la pose des cendres sur le front des fidèles, aurais-je imaginé jamais paraphrase plus éloquente ?

Une dernière caravane de ravitaillement nous croise. Elle n’a pas pu atteindre de nuit son but. Le jour, d’habitude, on ne va pas au fort.

— Allez-vous jusqu’au fort ?

— On essaiera.

— Bonne chance.