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meubles comme des bêtes leurs entrailles, façades écroulées, portes ouvrant sur le vide, pans de murailles déchiquetés et dentelés, surmontés souvent de hautes cheminées inutiles, et tout cela qui n’est plus qu’un tas informe de décombres fut la rue Mazel, le quartier le plus commerçant, le plus brillant, le plus vivant de Verdun, et du Verdun de la guerre autrement mouvementé, plaisant et gai, que le Verdun de la paix. Le bombardement a dégagé d’anciens remparts, datant sans doute du temps des princes-évêques, qui encerclent la ville haute et auxquels viennent s’appuyer les ruines de la nouvelle ville. Un chien errant qui, seul être vivant, erre dans les rues désertes, pousse de plaintifs aboiemens. Des obus tombent sur Jardin-Fontaine. Juste au-dessus de la ville, deux avions se poursuivent. On entend le tic tac de leurs mitrailleuses : l’Allemand regagne en hâte ses lignes...

J’habite une cellule blanchie à la chaux dans une caserne de Verdun. Plié dans une couverture, je dors sur un lit de camp, lorsque le commandant P... entre en coup de vent et, d’un jet de sa petite lampe électrique, me réveille en sursaut. Au début de la campagne, il m’avait offert une hospitalité plus luxueuse dans les caves de Berry-au-Bac. Les caves de Berry-au-Bac étaient encombrées de tapis, de fauteuils, de glaces, de bronzes d’art. On y mangeait dans de la vaisselle à fleurs, on y buvait dans de la cristallerie fine. Si les services étaient dépareillés, ils donnaient l’illusion de la profusion. On passait l’Aisne en bateau, par plaisir, car le pont n’était pas rompu. Parfois les balles vous accompagnaient comme un essaim d’abeilles et l’eau semblait prolonger leur plainte. Quand on descendait, pour se mettre à l’abri, dans ces fameuses caves voûtées, ornées comme des salons dont les miroirs doublaient la perspective, on s’épanouissait dans un bien-être inespéré.

— Voulez-vous aller au fort de Vaux ? me demande à brûle-pourpoint le commandant. Occasion unique. Il faut trois officiers cette nuit, l’un au fort, l’autre au village de Vaux, le troisième à Damloup. Départ dans un quart d’heure.

J’avais exprimé le désir d’accomplir ce pèlerinage. Je suis servi à souhait : l’ordre est immédiat.

— Il est nécessaire, ajoute-t-il, de partir de nuit, afin d’explorer le terrain au petit jour.

Un quart d’heure après, nous montons en automobile, le