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et qu’il y avait dans Kant, Fichte et Hegel tout autre chose que ce qu’il avait cru y voir. Il montrait qu’un profond abime sépare la pensée allemande de la pensée française, et qu’on ne peut juger vraiment la portée exacte d’une philosophie que dans le pays où elle est née, où elle a jeté ses racines, où elle trouve dans le sol dont elle est indigène « ses correctifs et ses complémens nécessaires. » C’était indiquer admirablement les données d’un problème, qu’on n’avait pas soupçonné avant lui. Quant à l’étrange idée que les philosophes et les poètes de l’Allemagne s’étaient contentés d’écrire ou de chanter pour eux-mêmes et que jamais leurs idées ne s’étaient transformées en actes, Quinet répondait qu’ils avaient tout simplement révélé le peuple allemand à lui-même. C’est dans l’œuvre d’un Kant, d’un Schiller ou d’un Gœthe que ce peuple avait pris conscience de son génie et de ses destinées ; c’était ce génie des lettres et des arts qui avait, pour la première fois à la fin du XVIIIe siècle, donné à l’Allemagne le sentiment de son unité nationale. Qu’est-ce qu’un grand philosophe, qu’est-ce qu’un grand poète, sinon l’homme dans lequel s’incarne le génie de la race ? L’œuvre d’un Kant, inspirée de l’autorité de la conscience, du profond sentiment du devoir, n’était-elle pas allée au cœur de la vieille Allemagne ? N’est-ce pas là, en partie, qu’elle avait puisé son renoncement à l’égoïsme, son dévouement à la patrie <[1] ? Et Schiller, pour ne prendre que cet exemple, le plus allemand de tous les poètes, n’avait-il pas exalté le sentiment religieux, le mysticisme de la race ? L’art avait été vraiment, dans cette Allemagne morcelée de la fin du XVIIIe siècle, ce qu’il avait été jadis chez les Grecs : une force sociale, un lien politique ; on se sentait « unis, inséparables dans un poème de Gœthe, dans un drame de Schiller [2]. » C’est ainsi que s’étaient fondées dans les âmes les solides assises de l’unité allemande : les écrivains avaient préparé l’œuvre des politiques.

Mais l’aveuglement en France était tel, que l’on avait méconnu ce grand fait historique. Nos écrivains sous l’Empire invitaient l’Allemagne à secouer le joug intellectuel de la France ! Il y avait longtemps que l’Allemagne avait secoué ce joug ; et, par un phénomène contraire, c’était nous maintenant qui portions le

  1. Cf. Lévy-Bruhl, l’Allemagne depuis Leibniz, et notre ouvrage sur Mme de Staël et Napoléon.
  2. De l’Allemagne et de la Révolution.