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VUES PROPHÉTIQUES
D’EDGAR QUINET
SUR L’ALLEMAGNE

Il s’est passé en France, dans la première moitié du XIXe siècle, un phénomène qui n’a point d’analogue dans le reste de notre histoire. L’élite intellectuelle de la nation, — poètes, savans, philosophes, — s’est éprise pour un autre peuple, pour ses mœurs, pour sa littérature, pour sa science, d’un enthousiasme ou, pour mieux dire, d’une frénésie d’admiration extraordinaire. Jamais l’Italie de la Renaissance, l’Espagne au début du XVIIe siècle, l’Angleterre au XVIIIe n’égarèrent à ce point les esprits. Il n’est pas exagéré de dire qu’il y eut, pendant plus de trente ans, une sorte d’abdication de notre génie national. La France renia ce qui avait fait son influence, sa gloire dans le monde, ce pur trésor de notre race : le XVIIe siècle. Elle s’humilia, proclama la supériorité de l’Allemagne.

Nous connaissions, d’ailleurs, très mal cette littérature que nous prétendions imiter ; nous connaissions ce peuple plus mal encore. Nous nous faisions de sa candeur, de sa bonhomie, de son prétendu manque de sens pratique, une image poétique et très fausse ; et cependant, dès cette époque, ce peuple était en marche vers l’unité, vers la conquête du monde. C’est que nous le voyions non pas en lui-même, mais en nous : il était la création de notre pensée, de nos vagues aspirations, de nos rêves. L’Allemagne fut vraiment le songe de la France.

Seule, dans cet égarement général, une voix s’éleva et