Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/321

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et de nos sciences, n’allaient pas se dresser contre nous avec un idéal très différent du nôtre, sinon hostile au nôtre.

Cet état d’esprit a créé chez les dirigeans de notre démocratie un véritable impérialisme humanitaire et révolutionnaire. Au point de vue strictement national et pratique, une telle foi serait excellente si, comme celle du Germain, elle était armée de pied en cap, bien résolue à s’imposer par tous les moyens, fût-ce par la force. Mais elle est pacifique, et elle s’imagine que son idéal se réalisera tout seul, par l’unique vertu de sa beauté, de sa vérité et de sa bonté.

C’est là une erreur de nation généreuse, qui, sachant le fort et le faible de la gloire militaire, renonçant aux conquêtes et n’ayant rien à désirer désormais que toujours plus de bien-être, de paix et de prospérité intérieures, conçoit le beau rêve de faire le bonheur de l’humanité. Elle le rêve à sa guise, en supposant que le reste du monde est au même degré qu’elle sur l’échelle de la civilisation, ou qu’il a les mêmes besoins, les mêmes aspirations et les mêmes loisirs. Or, la plupart des peuples qui nous entourent ont à accomplir des taches que nous ne connaissons plus, à franchir des étapes que nous avons dépassées depuis longtemps. Ne parlons pas de l’immense barbarie stagnante, qui occupe les trois quarts de la planète, ni même des pays coloniaux où tout est à créer, où non seulement l’espace, mais le sol est à conquérir, à rendre habitable pour les nouveaux venus, où l’air même doit être rendu respirable pour les hommes et les bêtes, où les règles du travail, celles des codes et des morales ne peuvent être ce qu’elles sont dans les pays ameublis et organisés de longue date. Et cependant nous sommes bien obligés de tenir compte de ces candidats à la civilisation : ils sont là qui attendent à notre porte, qui réclament leur place au soleil, et qui nous somment d’engager avec eux la conversation. Le cercle gourmé des vieilles nations européennes est rompu. Le tapis vert du Congrès de Vienne, autour duquel s’assirent ces respectables personnes, est aussi démodé que la Chambre bleue de Mme de Rambouillet. Le salon de l’incomparable Arthénice est débordé par la ruée cosmopolite. A leur tour, les jeunes races veulent entrer dans le « rond » élargi des Puissances, d’autant plus que notre commerce va les relancer jusque chez elles et que notre pénétration les oblige à nous imiter pour se défendre contre nous.