Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/32

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de 105 et de 150. Le médecin principal Baur, qui regardait la bataille, adossé contre un gros orme, est tué net : l’obus, éclatant à sa hauteur, fauche en même temps l’arbre et l’homme. Un autre obus tombe sur l’escorte du général, tuant et blessant plusieurs cavaliers ; les routes deviennent impraticables aux autos. Humbert reste gai, plein de confiance. « Les Allemands, dit-il pittoresquement, sont embouteillés. Mondement forme bouchon. À tout prix, il faut qu’il tienne. » Et, pour qu’il tienne, Humbert « sacrifiera [s’il faut] jusqu’au dernier homme et à la dernière cartouche. » Ses soldats approuvent de la tête. La mort est légère aujourd’hui. L’abbé Robin, à cinq heures, avise un groupe de zouaves, noirs de poudre, les baïonnettes tordues, qui rentrent au château, et il leur demande naïvement s’ils ont « triomphé. » — « Nous avons repoussé les Allemands, répondent-ils, mais pas aussi loin qu’il aurait fallu. Demain, nous reprendrons l’offensive, ou ce soir. » Ils ne disaient pas de quelles pertes ils avaient payé leur légère avance et qu’une seule « action spéciale, » au cours de cette journée du 7, nous avait coûté « les cinq sixièmes d’un effectif de 1200 Marocains[1] » Mondement, sous la mitraille, devenait intenable, et le général Humbert, dans l’après-midi, avait dû transporter son poste de commandement au château voisin de Broyes, moins exposé et plus central. Broyes est une ancienne baronnie dont les seigneurs, fort puissans, possédaient au xie siècle toute la paroisse de Sézanne, détachée de l’héritage de Saint-Martin de Tours. Elle est à moitié route d’Oyes et de Sézanne. C’est une assez belle construction, avec un grand porche et ces grands toits plongeans de tuiles rousses qui sont communs à tous les châteaux d’ici : de sa terrasse, la vue du général enveloppait la plaine de l’Aube jusqu’à Troyes. Ce n’était plus un épisode, mais la bataille tout entière qui se déployait devant lui, comme sur une grande carte en relief. « Le soir, à la nuit tombante, écrit l’officier d’état-major qui signe Asker[2], l’immense plaine apparaît dans un poudroiement fabuleux, enveloppée de teinte cuivrée, rougissante, où tout se mêle en une vision d’Apocalypse : derniers rayons d’un soleil d’été, tourbillon de toute cette poussière remuée par les

  1. La Guerre en Champagne. Mais ces chiffres, croyons-nous, ne doivent être acceptés que sous bénéfice d’inventaire.
  2. Asker, op. cit.