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l’avant-veille, elle ne l’avait seulement pas essayée ; c’était la première fois de sa vie qu’elle s’habillait sans coquetterie. Elle prit une voiture et arriva avenue d’Iéna. Elle croyait trouver la consternation dans une famille écrasée par le sort, et, durant le trajet, elle se faisait une réilexion qui l’étonnait : c’était que, pour la première fois encore, aller voir des gens désolés ne lui déplaisait pas complètement ; dans son for intérieur, cela lui faisait moins de mal de voir les petites de Blauve endeuillées, malheureuses, que ses amies consolatrices, prodigues de belles et de bonnes paroles, mais non pas éprouvées personnellement. Ce n’est pas la vue du bonheur qui nous console de nos peines, mais bien la rencontre d’une douleur égale à la nôtre.

Les petites de Blauve n’étaient pas encore en noir.

L’aînée pleura quand Odette l’embrassa en pleurant, elle, à chaudes larmes, — car Odette pensait à son malheur, que celui de la famille de Blauve lui rappelait trop crûment, — mais la fillette n’était pas du tout prostrée, et, comme ses deux sœurs, elle avait même quelque chose de brillant dans le regard.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? mes chères enfans, demanda Odette.

Alors, les deux plus jeunes dirent que leur frère venait d’arriver de Jersey, qu’il était là-haut en train de se laver, qu’il avait reçu de sa mère l’autorisation de quitter son collège et de venir s’engager.

— S’engager ! dit Odette ; mais quel âge a-t-il donc, le pauvre petit ?

— Il n’est pas loin de ses dix-sept ans, fit l’ainée ; papa est mort, il faut le remplacer…

— Et qu’est-ce qu’il dit de cela, le grand frère ?

— Oh ! il est heureux, très heureux 1 II avait demandé à s’engager dès la déclaration de guerre, mais papa ne voulait pas ; il disait : « Tu partiras avec ta classe, quand le temps sera venu, ça ne tardera pas… »

On vit descendre le grand frère. C’était un joli garçon, déli. cat, étonnamment ressemblant au portrait de sa mère, jeune, qui trônait au-dessus du grand canapé. Il passa comme une bombe et dit :

— Je file au bureau de recrutement…

Odette savait M. de Blauve adoré de tous les siens. À la gouvernante, une vieille personne de confiance, elle demanda :