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Sans vouloir d’ailleurs jamais approfondir beaucoup cet ordre de questions et malgré la chaleur du discours de Jean dans la baignoire, elle conservait une grande crédulité optimiste, non pas quant à la guerre qui, d’une façon générale, ne l’intéressait pas, mais quant à son Jean, qui, seul, l’intéressait et qu’elle ne croyait pas, en sa qualité d’officier « de réserve, » tenu de participer à la guerre. C’était une idée innocente, puérile, mais qu’elle s’était fichée dans la cervelle pour sa plus grande commodité, et que, pour rien au monde, elle n’eût voulu considérer ou vérifier, de peur que le résultat ne fût défavorable. C’est la même paresse d’esprit voluptueuse qui la retenait, par exemple, de se demander le sens de ces mots entendus de la bouche de son mari : « Me voilà affecté désormais aux troupes de couverture… Nous n’irons plus en Touraine… »

Eh bien ! on n’irait plus en Touraine, on irait ailleurs.

Et sa rêverie de demi-somnolence la reportait au commencement des vacances de 1914. Il faisait si beau ! Jean avait eu la veine d’obtenir congé à sa maison, dès le 15 juillet ; on était parti pour Surville ; on avait loué sur la mer une chambre charmante à l’hôtel de Normandie ; le monde affluait ; le Casino était déjà bondé ; le jeu ronflait ; le petit théâtre en toile de Jouy exhibait des vedettes parisiennes ; une rangée d’autos empestait la terrasse où l’on allait boire l’après-midi, aux sons de l’orchestre des tziganes, en se faisant rôtir au soleil ; d’élégans jeunes gens arboraient des costumes khaki, avec des chapeaux à grands bords. On commençait, le soir, dans le hall, à danser le tango.

La grande agitation des villes d’eaux, faite d’une quantité d’actions nulles, ou d’une ennuyeuse trainasserie de bars en bars, de casinos en casinos, de goûters en goûters, commençait.

— Ah ! çà, viendras-tu ? voyons, Jean ! Es-tu assez assommant avec ta lecture des dépêches ! On dirait que tu attends quelque chose… Qu’est-ce que ça te fiche, cette affaire Caillaux ?…

Chaque soir, en pénétrant dans le grand hall du Casino par la galerie donnant sur la mer, pour aller au théâtre, ou au music-hall, ou simplement s’asseoir, en prenant son café ou sa camomille, on voyait une agglomération de messieurs en smoking devant le cadre, à droite de la porte, qui contenait les dépêches de Paris et les dernières clôtures de la Bourse. Odette s’entendait encore prononçant les paroles de reproche adressées à son mari qui revenait toujours de là avec une figure singu-