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peuvent mettre au service de la guerre, ils l’avaient : les plus gros mortiers comme les gaz les plus délétères ; pour la guerre de l’air, les « incomparables » zeppelins ; pour la guerre des eaux, cuirassés et sous-marins ; toutes les armes, les connues et les inconnues, les légitimes et les prohibées, et les plus perfectionnées et les plus nombreuses. Ils avaient un trésor de guerre discrètement accumulé. Ils avaient aussi le secret de la stratégie et de la tactique, car en l’une et l’autre sciences le plus petit capitaine allemand se croyait maitre plus que le meilleur de nos généraux. Et, par-dessus tout, ils comptaient, ils pouvaient compter sur la discipline de fer de leur armée et le patriotisme presque farouche d’une nation guerrière.

Est-il étonnant qu’ayant pour cela infiniment plus de raisons que les aïeux de 1792 et 1806, ces gens regardassent avec dédain cette armée française qu’ils tenaient pour démunie, mal entraînée aux nouvelles formes de guerre, et participant d’ailleurs à la mentalité qu’ils attribuaient à la nation adverse, comme elle légère, inconsistante, incapable, sinon d’effort, du moins de constance, pourrie d’anarchie et d’avance livrée par l’indiscipline ?

Je ne sais si, comme leurs pères, ils parlaient d’une « armée de savetiers, » mais de même que ceux-ci se donnaient, au mois d’août 1792, rendez-vous au Palais-Royal, alors siège des plaisirs parisiens, pour la mi-septembre, eux aussi se voyaient avant quinze jours à Montmartre. Un officier, passant dans un village meusien, criait à quelqu’un qui me l’a répété : « Demain Paris ! Demain Moulin-Rouge ! » C’est que l’armée anglaise n’était pas la seule qu’ils tinssent pour « méprisable. »

D’avoir vu céder, après le premier contact, le soldat français, avait fortifié leur créance en notre faiblesse. Sans doute les soldats français, pensaient-ils, avaient bravement livré bataille, mais naturellement ils avaient dû reculer devant l’ « incomparable » armée germanique ; les Français fuyaient devant l’irrésistible force allemande, en désordre certainement, apeurés, terrifiés ; on les acculerait quelque part et les achèverait. Alors, on entrerait à Paris bien plus vite qu’en 1870, en quelques jours, « pour l’anniversaire de Sedan, » avait-on dit en haut lieu.

Ce fut entre nous et l’Etat-major allemand le grand malentendu. Nous procédions à une manœuvre réfléchie, ils nous