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grandeur, de ces traces des arts dont on est environné. Les débris d’ane ancienne société qui produisit de telles choses, en vous donnant du dégoût pour une société nouvelle, ne vous laissent aucun désir d’avenir. Vous aimez à vous sentir mourir avec tout ce qui meurt autour de vous : vous n’avez d’autre soin que de parer les restes de votre vie à mesure qu’elle se dépouille. La nature, prompte à ramener de jeunes générations sur des ruines, comme à les tapisser de fleurs, conserve aux races les plus affaiblies l’usage des passions et l’enchantement des plaisirs… » C’est merveilleux et un peu morbide. Voilà certainement l’une des sources principales de la littérature vénitienne, qui a produit quelques chefs-d’œuvre et cent mille niaiseries. Venise est l’une des plus ravissantes manies de la littérature romantique et néo-romantique.

Venise a eu, dans notre littérature, des débuts modestes, mais anciens, comme il est facile de s’en informer, pour peu qu’on lise un gros volume, assez confus et broussailleux, riche de faits et d’anecdotes, Venise dans la littérature française depuis les origines jusqu’à la mort de Henri IV, par Mme Béatrix Ravà. Beaucoup d’érudition, très attentive et diligente, quelque désordre, moins de gaieté que n’en demande, à mon avis, l’érudition la meilleure. Ce qui complique le volume, c’est que l’auteur a traité ensemble deux sujets, — deux ou trois, — deux surtout : les débuts, comme je disais, du thème vénitien dans notre littérature ; et aussi les rapports des littératures française et italienne pendant le Moyen Âge et la Renaissance. Et l’on s’embrouille ; mais on attrape, de-ci de-là, les élémens de ce qu’on cherche. Il y aura un tome second : l’auteur y montrera le thème vénitien qui, durant deux siècles encore, végète et qui s’épanouira glorieusement par les soins de Chateaubriand, puis de Musset, de Mme Sand et peut-être de Pagello. N’oublions pas ce Pagello, sans qui n’aurait pas eu toute sa furie langoureuse une histoire d’amour indispensable aux attraits de Venise.

Le plus ancien de nos écrivains qui ait parlé de Venise fut Geoffroy de Villehardouin. Il avait vu Venise dans une circonstance mémorable, y étant arrivé au mois de février 1201, parmi d’autres négociateurs qui préparaient la croisade. L’année suivante, vers l’automne, les Croisés partirent. Mais, au moment de partir, ces vaillans hommes et pieux n’avaient pas l’argent qu’il fallait pour payer à la République le loyer des navires et les vivres. Le doge Henri Dandolo voulut bien accorder un délai de payement, à la condition que les Croisés fissent un crochet par la ville de Zara, qu’ils reprendraient