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feront peut-être sourire les professionnels : c’est la bataille vue par un civil et d’un petit coin des marais d’où il essayait de se faire une idée de la manière dont les choses avaient pu se passer au centre de notre ligne. Plus que jamais, en l’absence presque complète de documens officiels, l’historien d’aujourd’hui doit savoir se contenter d’une vérité approximative.


I. — LES PRÉLIMINAIRES DE LA BATAILLE

Le 3 septembre 1914 au matin, les habitans des villages qui s’échelonnent autour des marais de Saint-Gond entendirent pour la première fois le roulement du canon dans la direction de Vervins. La bataille approchait. Déjà l’ennemi nous envoyait ses éclaireurs, des taubes légers qui semblaient glisser des collines, tournaient au-dessus des roseaux et prenaient de la hauteur pour rentrer dans leurs lignes[1]. Un gros de cavalerie française passa vers dix heures, venant du camp de Châlons : c’était de la remonte qu’on évacuait vers Montereau ; le général Prot, avec les trois dépôts du 7e dragons, des 4e et 15e chasseurs, quittait Sézanne à la même heure. Nous n’avions donc pas l’intention d’établir notre ligne de résistance sur la Marne, et le « barrage » projeté par le généralissime était reporté plus au Sud, — vers l’Aube très probablement[2].

De fait, dans le courant de la journée, les habitans furent prévenus, « par voie du tambour, » d’avoir à déposer à la mairie « les armes en leur possession » ; aux facteurs-receveurs ordre fut enjoint « d’expédier le matériel mobile des postes et la comptabilité à Sézanne. » L’après-midi se passa sans incident ; mais, dans la nuit, les routes qui descendent vers les marais par Saint-Prix, Villevenard, Joches, Aulnizeux, Morains-lePetit, s’emplirent d’un piétinement de troupeau. « À une heure du matin, écrit l’instituteur Roland, nous sommes réveillés par les aboiemens du chien et un coup de sonnette : deux femmes de gendarmes de la brigade d’Étoges, avec leurs jeunes enfans,

  1. Ils n’y rentraient pas tous. Près de Sillery-le-Beaumont, le matin du 3, un de ces taubes était abattu par nos troupes, l’un des hommes qui le montaient tué, l’autre fait prisonnier.
  2. « On reculera jusqu’à l’Aube, au besoin jusqu’à la Seine. Tout sera subordonné à la préparation du succès de l’offensive. » (Rapport sur l’ensemble des opérations. Bulletin des Armées du 3 au 5 décembre 1914.)