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Des morts étaient étendus entre les tranchées. Par-dessus le parapet, entre les créneaux, on les voyait couchés, et les rayons roses de l’aurore baignaient leurs uniformes sanglans. On ne tirait plus. Spectacle d’une tristesse infinie que celui de ces cadavres arrosés de lumière par les premiers feux du jour !

— Voilà, songea Vaissette, la triste végétation de cette plaine.

Et l’explosion subite de la chaleur et de la clarté printanière ne parvenaient pas à lui rendre le cœur plus léger.

Mais soudain il y eut un bruissement d’ailes, des cris enivrés d’oiseaux. C’étaient des alouettes qui se levaient de derrière les cadavres et s’élançaient vers l’azur limpide. Le champ mortuaire abritait encore des oiseaux. Le cimetière restait malgré tout une prairie. Et du regard, Vaissette suivait, pensif, le vol des alouettes dans la lumière...


IX. — AU CANTONNEMENT

La relève avait eu lieu un peu après deux heures du matin. La compagnie sortait des boyaux qui formaient un labyrinthe, une véritable cité souterraine dont les rues se croisaient, se ramifiaient à l’infini. Les chasseurs allaient aussi vite que le leur permettait la glaise qui retenait les pieds au sol : ils avaient hâte de quitter la tranchée maudite, une hâte telle que la peur s’emparait d’eux comme une réaction contre un mois de soumission héroïque, une peur irréfléchie, soudaine. Ils dormaient pourtant à moitié, l’esprit alourdi comme le corps. Ils allaient dans la nuit, que troublaient à peine le bruit de leurs pas dans l’eau, des jurons étouffés, les vibrations des objets d’équipement ou des baïonnettes se heurtant.

On déboucha sur une chaussée au moment où la nuit s’évanouissait : une large route que bordaient des troncs d’arbres abattus par les obus. Ces arbres décapités n’étaient plus que des poteaux de hauteur différente qui supportaient les innombrables fils télégraphiques reliant entre eux tous les états- majors. La triste chaussée était pavée. Les chasseurs faisaient claquer leurs souliers sur ce sol résistant, qui ne cédait pas sous les pieds : c’était pour eux une inexprimable sensation de sécurité. Mais leurs regards se perdaient à l’horizon tout plat, sans la moindre élévation, parmi ces éternels champs de betteraves