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même qu’il voulut bien me présenter à M. l’abbé Millard, le dernier ermite de Saint-Gond, qui est un ecclésiastique indulgent et un historien de grande autorité.

Je connaissais déjà l’histoire de Saint-Gond pour l’avoir lue dans un vieux livre du seigneur de Breuvery, où il est dit que le prieuré de Saint-Gond ou Gaond, à deux lieues de Sézanne, autrefois nommé Saint-Pierre-en-Oyes, était une bonne abbaye fondée par le saint environ l’an 660. Gond était neveu de Vaudregesile, maire du palais et parent du roi Dagobert, qui l’éleva dans une éminente piété dont lui-même faisait profession. Tous deux quittèrent la cour en l’année 654, sous le règne de Clovis II, et se retirèrent en un lieu nommé Fontenelle, d’où Gond, à la mort de son oncle et après avoir passé « en beaucoup d’endroits, » se porta dans un autre lieu appelé Oyes, « qui est en forme de vallée fort agréable, abondante en prairies et en fontaines, couverte de bois et de petites montagnes en cercle qui représentaient une vraie solitude. » Il bâtit en ce lieu une église qui fut dédiée à saint Pierre et de petites cellules pour lui et pour les religieux qui étaient avec lui.

Telle fut l’origine de l’abbaye, convertie plus tard en prieuré, qui a donné son nom aux marais. Avouerai-je que leur premier abord me causa un peu de déception ? Ils sont beaucoup plus longs que larges, et on ne peut les embrasser dans tout leur développement que de la falaise de Saint-Prix ou des hauteurs du Mont-Août. Et, s’il n’est pas tout à fait exact, comme l’écrivait le seigneur de Breuvery, que la vallée où ils s’étendent soit « fort agréable, » il est bien vrai pourtant qu’elle n’a rien de trop sauvage. Je songeais malgré moi à certains marais de Bretagne, au Yunn notamment, d’un accent si profond. Quelle région ! Là, pas de champs, pas d’arbres, pas de maisons, rien, la solitude toute nue, sauf vers Botmeur et son mince promontoire de verdure. La vie y semble encore à l’état d’ébauche. N’était le pic d’un carrier ou le mélancolique aliké que les petits patres de l’Arrhée se renvoient d’une montagne à l’autre en paissant leurs troupeaux sur les pentes, on se croirait sur une planète en formation. Et l’étrange sabbat que semblent mener autour du Yunn toutes ces croupes de montagnes pelées qui escaladent l’horizon et dont les schistes déchiquetés et grisâtres se hérissent au vent comme des crinières pétrifiées !…

Rien de pareil ici. Nous sommes aux confins de la Brie et