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que ce qui constitue notre France, c’est, avec notre sol, qui nous a fait siens et que nous avons fait nôtre, notre âme nationale, incarnée dans nos traditions, dans notre histoire, dans notre littérature, dans nos monumens, dans nos mœurs, dans nos institutions, en sorte que négliger notre passé pour nous borner à contempler un avenir abstrait et vague, ce serait dépouiller nos idées françaises de leur contenu, de leur beauté, de leur vie, de leur action sur l’âme des peuples, pour les réduire à l’état de mots sonores et vides, qui n’engendrent plus, parce qu’ils sont détachés des réalités vivantes. L’être concret, c’est le passé ; demeurer une même personne, c’est incorporer à son passé ses fins présentes et ses rêves d’avenir

Mais si conserver et faire prospérer la France que nous ont léguée nos pères est notre premier devoir, la présente guerre aura ce résultat, de nous faire mettre à leur rang, à un rang inférieur et peut-être infime, maintes différences d’opinions, auxquelles, jadis, nous prêtions parfois une importance vitale. On peut vivre sans imposer aux autres ses croyances, ses opinions, ses habitudes, et sans prétendre les dominer et les opprimer. Mais que deviendrait la vie humaine, si l’on en retranchait la tradition, la variété, la liberté, la poésie, la fidélité, la justice et l’humanité ?

Or, demain comme aujourd’hui, il nous faudra reconquérir, chaque jour, ces biens suprêmes, si nous voulons les posséder.


Agréez, je vous prie, monsieur le Directeur et cher Confrère, l’assurance de mes sentimens bien cordialement dévoués.


EMILE BOUTROUX.