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qui dominaient tous les autres sentimens et qui s’exprimaient par des mots entrecoupés. — « Les Français ont été bien méchans pour nous »... « Ce sont de petites gens ces juste-milieu, » « ils rapetissent tout, même la Colonne »... « et ils osent parler de l’Empereur »... « les Anglaises, »... « les Françaises, »... « Si vous faites un mouvement sur Paris, vous êtes perdus »... « Prends bien garde »... « Songe à la sûreté de ta personne »,.. « Ils ont peur de nous »... « ils te feront du mal »... « Nous verrons s’ils sont généreux »... « Les médecins, ils disent que je vais mieux, et, pourtant, vous voyez ! »

Il n’y a pas de doute que la crainte de la mort et de ce qui la suit l’oppressait. M. Kissel, qui lui avait donné tout de suite l’extrême-onction, ne parlait pas assez haut ; elle entendait à peine les paroles consolantes qu’il lui disait — » Madame, vous êtes pure devant Dieu, vous prierez pour nous... Vous nous ouvrirez les portes du ciel. » — « Priez pour moi, » reprenait la pauvre agonisante, car, moi, je ne peux plus rien, j’ai fait le bien autant que j’ai pu, et j’espère qu’il sera bon pour moi »... « On dit qu’il est bon, et pourtant, Il fait souffrir »... « C’est comme si on m’arrachait les entrailles avec des tenailles. » Elle a nommé : « Ma sœur Auguste. » — Cette effroyable agonie a duré quatre heures et plus, sans relâche à ses souffrances, sans repos à ses paroles. « Mon enfant, mon cher enfant ! » disait-elle. Sa connaissance lui est revenue pleine et entière en approchant du dernier moment. — « Adieu, disait-elle, mes chers amis, ne m’abandonnez pas, priez pour moi. » — « Nous sommes près de vous, Madame, » lui répondions-nous. — Elle a répété plus de vingt fois : « Adieu, adieu ! mes chers amis... Ma chère France... mes chers compatriotes, adieu, priez pour moi ! Ne m’abandonnez pas ! » Et la voix s’affaiblissait à mesure et l’horreur de ses souffrances si cruelles et si prolongées nous causait une telle douleur que chacun de nous se sentait soulagé en voyant que le terme approchait. Le pauvre Conneau éclatait en sanglots. Mais comment dire ce qu’était le Prince, ce qu’il éprouvait ? Il était, pour ainsi dire, pétrifié par la douleur, il a été sublime de courage, de tendresse, de délicatesse. « Ma chère mère, ma chère mère, » disait-il sans cesse, « je vous suivrai dans le monde meilleur où vous allez. Vous allez retrouver votre mère, mon frère ! » et sa voix suffoquée n’achevait pas ;... « et moi je reste seul ici »... Tous vos vœux seront exaucés, ma