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des occasions d’examiner de temps à autre des hommes hachés ou fusillés ! L’homme mort peut être regardé par une honnête femme à défaut d’un homme vivant.

Cependant une grosse jeune femme rousse, Roua, salue Fatima et lui montrant la caravane des mulets, presque invisible maintenant à travers la plaine, lui apprend que Daroul, son mari, se trouve parmi ces voyageurs. Roua ne semble pas moins satisfaite que Fatima. Cette Roua, grasse, est bien une exception dans un village où les femmes sont sèches comme des sauterelles. Et d’où lui viennent ses cheveux rouges et ses yeux bleus ? Quel sang du septentrion, jadis, jeta la semence en Afrique de ces êtres roux aux prunelles claires ?

Peut-être à cause de son étrangeté, Roua obtient de Daroul ce qu’elle veut : aussi sa maison passe-t-elle pour la mieux garnie de vaisselle et la plus agréable d’Agouhni-Guehrane. Ce n’est pas d’ailleurs qu’elle soit jalousée de ce confort par les autres Kabyles, car même les plus aisées sont indifférentes au bien-être et à l’agrément du mobilier.

— O Fatima ! viens chez moi, puisque Daroul est parti et que te voilà seule, proposa Roua.

Comme Fatima, contre l’opinion de ses compagnes, aurait voulu posséder les objets qu’on disait trouver chez Roua, ce fut avec empressement qu’elle suivit cette amie à son vaste logis. Cette étrange construction était adossée à un rocher calcaire. La terrasse était formée de branches d’oliviers et de frênes dans lesquelles on avait introduit de la terre mêlée de paille, de lianes et de petites pierres ; afin de ménager l’écoulement des eaux, ce toit se gondolait comme d’ailleurs les terrasses voisines reliées à la maison Daroul. Ainsi le village ressemblait à une pâtisserie d’un moulage défectueux.

La demeure de Roua paraissait plutôt faite pour abriter des tombeaux que des vivans. Au premier moment, on croyait entrer dans un hypogée, un souterrain aménagé pour le repos des morts. Le constructeur s’était accommodé de la façade rocheuse, se contentant de l’enduire d’argile et les pièces qui se succédaient, grâce à cette matière plastique utilisée avec une véritable ingéniosité, avaient pris une apparence à la fois inquiétante et confortable. Un placard était formé d’un trou carré et les étagères qui bordaient les murs, prises dans leur masse, débordaient comme des corniches d’armoire. Des bancs et un