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s’en était allé la veille rêver dans l’île. Cheminant avec un de ses amis, musicien comme lui était poète, inséparables compagnons tous deux, ils avaient longuement erré parmi les innombrables débris des blocs de marbre blanc, disséminés à profusion dans l’île et qui émergeaient, s’alignaient, puis se perdaient au loin. Quelques rares oliviers se voyaient de distance en distance,. Poussés par un même désir, les deux promeneurs s’étaient étendus sous l’un d’eux. L’un et l’autre firent sans doute de longs rêves, car les heures passaient et ils ne songeaient plus à s’en aller.

Le crépuscule vint les surprendre, puis la nuit. Alors, ils reprirent le chemin qui les ramenait à bord.

Le soir même, le poète sentit une fièvre mortelle qui le secouait tout entier. L’île, jalouse des secrets qu’il venait surprendre, lui avait-elle jeté quelque maléfice ? Des rêves hantèrent son cerveau, d’autres rêves entrevus dans le délire des mots. On l’entendit chanter la mort qui planait au-dessus de lui. Il évoqua les marbres qui avaient sans doute servi aux génies de l’antique Grèce... Il dit un à un les vers qu’il avait composés, avec la cadence des rythmes, l’envolée divine... Il lutta aussi pour vaincre le mal, dans une révolte dernière, dans un dernier élan de sa jeune énergie. Puis, au matin, il sentit le froid des sépulcres qui gagnait ses membres, paralysait son cerveau... Alors, il mourut à l’heure du crépuscule, avec quand même son sourire de poète.

Un drapeau servit de linceul... Pendant la nuit, on descendit le cercueil dans une des barques qui attendaient à la coupée... Quatre hommes porteurs de torches l’encadrèrent. Et lentement, en silence, les rames effleurant à peine la mer très bleue, on glissa vers l’île où les marbres blancs mettaient l’éclat de leur blancheur.

Les barques s’en allaient très doucement en rangs serrés et inégaux. Mais, à cause des rochers qu’on ne pouvait voir, il fallut s’arrêter. Des hommes se mirent à l’eau. A bras tendus, ils soulevèrent le mort au-dessus des vagues qui faiblement s’entre-choquaient. Puis, ce fut encore, à travers l’île déserte, parmi tous ces marbres gisant pêle-mêle, le défilé au pas rythmé, précédé de cornemuses. Les fifres sonnaient la marche, conduisaient le mort vers l’olivier solitaire, là où il avait rêvé longtemps... longtemps... jusqu’à la mort...