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VISITES AU FRONT.

avions entendu, quelques heures plus lot, le tonnerre de l’artillerie. Ce point où nous étions était de tous côtés sous le feu des lignes allemandes, et nous n’étions qu’à quelques mètres de leurs tranchées.

Mais je ne pouvais en juger, et j’aurais pu me croire à cent lieues de la vallée où nous avions vu les soldats français sur le chemin ensoleillé, grimpant vers le village. Je me rendais seulement compte qu’après avoir erré dans un sombre labyrinthe, nous étions dans une maison détruite, au milieu d’arbres fruitiers, où des soldats flânaient en fumant, mais où tout le monde parlait bas comme dans une chambre mortuaire. Par une brèche dans le mur, je voyais une autre ferme détruite, tout près, dans un autre verger : c’était un avant-poste ennemi, où d’autres sentinelles, coiffées d’un casque d’une autre forme, veillaient, assises sur des planches, en haut du bâtiment. Mais tout cela me paraissait bien moins réel et moins terrible que la canonnade au-dessus du village que les deux armées se disputaient. Le tir de l’artillerie avait cessé, et l’air était rempli de tous les murmures de l’été. Tout près, dans un coin abrité, je voyais une vigne où pendaient des toiles d’araignées scintillantes de rosée. Je ne comprenais plus où nous étions, ce qui se passait et pourquoi un obus de l’avant-poste allemand ne nous mettait pas en miettes. Mais, petit à petit, je fus pénétrée du sens de cette observation réciproque de tranchée à tranchée : échange de regards entre d’innombrables paires d’yeux, toujours en éveil, sur une longueur de tant de lieues, de Dunkerque à Belfort.

Ma dernière vision de ce front français, que j’avais parcouru d’un bout à l’autre, fut le tableau de cette maison bombardée et de ces hommes assis tranquillement au soleil, fumant leur pipe et jouant aux cartes, qui avaient l’ordre de tenir bon et de se faire tuer jusqu’au dernier, plutôt que de laisser percer cette portion du front qu’ils avaient l’honneur de garder.

Edith Wharton.