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mais elle rend lourd, tandis que le vin, ici, vous rend léger...

Il a fini, dans le bourg, par être l’ami de tout le monde, et ne manque jamais, en y passant, d’y adresser gentiment un mot de bonjour à toutes les personnes qu’il aperçoit sur leur porte ou à leur fenêtre.

— Bonjour, madame Une Telle... Et la santé ? Elle est bonne ?... Et vous, monsieur Un Tel, ça va aussi comme vous voulez ?... Vous avez de bonnes nouvelles de votre fils ?... Et les fourrages ?... Ils sont bons ?... Et vous, madame Une Telle, vous ne savez toujours pas où est votre mari ?... Nous, nous n’apprenons rien de bon de chez nous. Il y est encore tombé deux cents obus l’autre nuit... Tout le monde se fait évacuer... Les gens ne veultent plus rester...

Un épouvantable orage a éclaté un jour sur le pays, et le pauvre homme, qui se trouvait en journée, a manqué mourir de frayeur. Il est rentré tout affolé dans la maison, s’est affaissé tout pâle sur une chaise, puis a avoué, une fois remis, que, depuis le bombardement, il ne peut plus entendre le tonnerre.

C’est la seule ombre à son plaisir de vivre !


... Quinze mois se sont écoulés depuis le commencement de la Guerre, un second été a succédé au premier, un autre automne est venu, un nouvel hiver approche, et une sorte d’assimilation semble se faire, à la longue, entre réfugiés et habitans. On entend toujours parler flamand dans le village, mais on ne le remarque même plus. On s’y explique par signes et monosyllabes avec certains de ses hommes et de ses femmes de journée, comme si on se trouvait entre sourds-muets, mais on en a pris l’habitude. Le dimanche, toute la colonie est toujours à la messe, rangée et recueillie dans le bas de l’église, mais elle n’y excite plus la surprise, et ferait plutôt un vide en n’y étant plus. Jamais, d’ailleurs, le crieur ne lit plus rien, ni sous l’orme, ni autre part, et jamais non plus les gamins ne parcourent plus le village derrière le tambour, avec leurs bâtons comme fusils, et leurs boîtes de conserves en guise de gamelles. L’anxiété, l’espoir, la confiance subsistent toujours, mais dans les âmes, s’y sont comme cristallisés, et rien n’agite même plus la population de ce qui l’avait d’abord révolutionnée. On