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dans la disette et la terreur où ils étaient, Mme D... en avait été réduite à faire cuire elle-même en cachette dans le fourneau de sa cuisine des petits pains faits avec du blé moulu dans son moulin à café, lorsque deux sous-officiers arrivaient lui dire, un matin :

— Vous cachez du blé !

Elle essayait de leur répondre, mais ils lui imposaient silence, et lui répétaient simplement, en lui montrant leur revolver :

— Vous cachez du blé... Vous allez nous faire visiter toute la maison...

Elle venait justement de retirer ses petits pains de son fourneau, et les ramassait instinctivement dans son tablier afin d’empêcher de les prendre. Puis, les deux Allemands se faisaient conduire à la cave, remontaient avec elle, l’obligeaient à leur ouvrir chaque chambre et chaque placard, sondaient les coins, dérangeaient les meubles, arrivaient au grenier, et là, découvraient en effet un sac de blé derrière des poutres. Atterrée, et toute tremblante, Mme D... leur expliquait alors que c’était tout ce qui leur restait et les suppliait de le leur laisser, mais ils ne l’écoutaient pas et envoyaient enlever le sac.

Une autre fois, la pauvre femme voyait une ordonnance déménager de la ferme tout un ballot d’objets, et se précipitait pour les lui reprendre. Mais l’ordonnance résistait, il y avait lutte, et tout roulait par terre, excepté une lampe-carcel que parvenait à garder le soldat. Elle s’acharnait alors à la lui arracher, et le bec finissait par lui en demeurer entre les mains pendant qu’il s’en allait avec le reste.

Ces scènes exaspéraient M. et Mme D..., mais bouleversaient surtout la grand’mère qu’elles rendaient folle de terreur, et ne cessaient de se renouveler, quand un officier réunissait un jour la cinquantaine d’habitans restés dans la petite localité, leur signifiait d’avoir à quitter le pays le jour même sous peine d’être fusillés, et les prévenait en même temps qu’on se chargerait de les emmener. Mais ils devaient se préparer à se mettre tout de suite en route, on leur permettait seulement à chacun un petit paquet, et à quatre heures, en effet, on les faisait tous monter dans des charrettes, qui partaient à un coup de sifflet. Deux heures après, on s’arrêtait dans un gros village, et tout le monde y couchait sur la paille, dans