Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/679

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On voudrait être renseigné sur ce singulier jardinier, et questionner un peu la colonie sur lui, mais le meunier est seul à l’y connaître, vit lui-même à l’écart, et ne sait pas un mot de français.


— Eh bien ! mesdemoiselles, d’où revenez-vous avec de pareils bouquets ?

— En effet, me répondait l’une des deux jeunes filles qui remontaient la côte en portant chacune avec peine un gros fagot de bois mort, ce sont de drôles de bouquets… C’est pour faire cuire notre dîner de ce soir…

Elles sont deux sœurs, et les filles d’une veuve d’A…, employées avant la guerre dans une fabrique de tissage, où l’une était fileuse. et l’autre démonteuse. Elles subvenaient ainsi à l’existence de leur mère et d’une petite sœur qui a huit ans. La mère, de son côté, gagnait quelque chose, et donnait en même temps pension à un vieux tisseur, le vieux Théodore, également veuf. En réunissant ainsi leurs petites ressources et en ne faisant qu’un ménage, ils vivaient mieux, tout en dépensant moins. On les a évacués ici ensemble, et ils occupent, dans le bas du bourg, une petite maison bourgeoise dont les propriétaires ne sont jamais là, si ce n’est trois ou quatre jours tous les deux ans, pour la pêche d’un étang qu’ils possèdent dans le voisinage.

Le vieux tisseur semble enchanté de ma visite. C’est le réfugié jovial, et il me dit tout de suite, avec une bonne humeur et une philosophie qu’aucune misère ni aucune catastrophe ne paraissent pouvoir altérer :

— Voyez, monsieur comme nous sommes bien logés !.. Quand on nous a tous embarqués, il y a un mois, pour Calais, en nous enfermant deux jours et deux nuits dans des wagons d’où nous ne pouvions plus sortir, nous ne nous serions jamais doutés que nous finirions par arriver dans un pays où nous serions aussi bien… Tenez, voilà les chambres… Celle de madame, celle de ces demoiselles, la mienne… Et des armoires, des commodes, des rideaux aux lits… Et voilà même le salon, mais nous n’en profitons pas… Et le bûcher, la cour, le hangar…- Il y avait énormément de toiles d’araignées, et je n’en avais même jamais tant vu, mais nous les avons toutes enlevées… À présent, tout est bien convenable !…