Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/656

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le village dans lequel nous avons notre cantonnement de repos est, lui aussi, fréquemment bombardé, et ce matin nous avons même eu la désagréable impression que notre maison était particulièrement visée. Je me trouvais devant ma fenêtre, en train d’écrire sur un guéridon, quand je reconnus ce ronflement caractéristique vers lequel l’oreille est toujours tendue tant qu’on se trouve dans la zone de feu. Le gros projectile s’annonce d’abord par un susurrement intermittent, comme s’il avançait péniblement à travers l’espace, incertain de son point de chute. Puis le son se rapproche avec une rapidité effrayante. Il semble qu’une locomotive tombe du ciel. Une seconde de silence angoissante. Enfin un effroyable coup de tonnerre qui s’achève par un craquement sinistre : Ta-ramm ! Le sol tremble. Un nuage de poussière et de fumée s’élève au bout du jardin, où l’obus vient d’éclater dans les arbres. Allons, nous avons eu de la chance ! Ce n’est pas encore sur notre maison !

Je reprends ma lettre, mais, au bout de deux minutes, un second obus tombe beaucoup plus près, à une quarantaine de mètres. Des officiers sortent sur le perron. Plus de doute, nous avons affaire aux gros obusiers de 210, cachés derrière Brimont, qui, à la cadence régulière de deux minutes, envoient leurs énormes projectiles, longs d’un mètre et charges d’une centaine de kilos d’explosifs. Serions-nous repérés ? Les Allemands auraient-ils réussi à connaître le cantonnement du colonel ?

Je me remets à écrire... Mais en entendant le ronflement d’un troisième obus, je ne sais quel instinct me fait écarter mon guéridon de la fenêtre pour le pousser dans un angle. Au même instant, il me semble que la maison s’écroule au milieu d’un affreux tintamarre ; je suis presque renversé par le déplacement d’air dans lequel je sens l’odeur fétide de l’acide nitrique, et je me trouve pris sous un rideau qui m’aveugle. Quand je me dégage, revenu de mon étourdissement, je constate que l’explosion a fait voler ma fenêtre et ma porte en éclats, et rempli ma chambre de terre. Au bord du perron qui se trouve juste au-dessous de moi, l’obus a creusé un entonnoir d’une dizaine de mètres de diamètre, criblant d’éclats la partie supérieure de la maison. Heureusement qu’il s’est enfoncé dans la terre meuble. S’il avait rencontré le perron, son « cône d’éclatement » étant beaucoup plus ouvert aurait certainement balayé