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la justice militaire. Chacun à son tour nous conduit dans le secteur de sa compagnie. Nous suivons les lisières du bois. Puis nous nous engageons sur l’éperon qui forme notre bastion avancé, dominant le ruisseau dont le cours marque la limite entre les positions françaises et allemandes. La tranchée dans laquelle nous marchons n’a guère plus de quatre-vingts centimètres de profondeur, et comme nous ne nous courbons pas assez, les hommes, que le colonel appelle familièrement ses « poilus, » lui crient : « Baissez-vous, mon colonel, attention aux charretiers ! » C’est le sobriquet sous lequel les hommes désignent quelques tireurs d’élite qui, du petit poste allemand établi en face du nôtre, surveillent le moindre mouvement dans nos tranchées. Presque aussitôt quelques balles, qui claquent en effet au-dessus de nos têtes comme des coups de fouet, nous annoncent que nous avons été vus. Hier, la tranchée étant encore moins profonde, un adjudant, Cadiot, dont la tranchée portera le nom, a été tué à l’endroit où nous nous trouvons.

Ici nous sommes contre le boqueteau où se trouve maintenant notre poste le plus avancé. Au fond du vallonnement coule le ruisseau qui joue un rôle capital dans cette petite guerre de siège. Chacun des deux adversaires en occupe une rive. Comme aucun d’eux n’avait de grenades, le capitaine de la compagnie française imagina de jeter par-dessus le canal des pétards de mélinite qui rendaient intenable la première tranchée allemande. Les Allemands ne se faisaient pas faute de protester, criant même en français : « Il est inhumain d’employer de tels engins ! » Mais ils se sont avisés que, leur berge étant plus élevée que la nôtre, il leur suffisait de barrer le ruisseau un peu en aval pour inonder nos tranchées. Ce projet vient d’être mis à exécution, et la compagnie qui gardait ces tranchées est obligée de se replier dans le boqueteau auquel nous sommes arrivés.

Le colonel s’étant exactement rendu compte de la situation, nous revenons à la ferme du L... où nous nous séparons. Déjà le rapide crépuscule de l’automne ouate d’une brume mélancolique la route nationale, jonchée de feuilles jaunes. Sur le bord de la route s’alignent une quarantaine de tombes fraîches, surmontées de petites croix blanches, Depuis deux heures on en a creusé une nouvelle, auprès de laquelle se tiennent le curé-brancardier et le piquet d’honneur d’une demi-douzaine d’hommes désignés pour rendre les derniers honneurs à leurs