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auprès du moribond, mais la tonsure à peine effacée sur sa tête m’annonce quels sont les secours qu’il vient apporter. Il se penche sur ces yeux mi-clos et demande : « Me reconnaissez-vous ? » Mais seul le sanglot rythmé qui s’échappe de ces lèvres blanches annonce que la vie n’a pas encore entièrement abandonné ce pauvre corps. Tandis que le prêtre prononce les paroles de l’absolution et les prières des agonisans, je regarde ce visage aux traits tirés, envahi par la barbe. C’est certainement un réserviste, que sa famille attend dans quelque village normand. Le spasme régulier qui le contracte s’arrête peu à peu. Ses traits se détendent comme sous la caresse d’une main invisible. Il entre dans l’immobilité et le silence de la mort...

Je sors sur la route avec le brancardier qui se présente à moi. C’est l’abbé M..., curé d’un village de Seine-et-Oise, Son pâle visage d’apôtre, aux traits irréguliers et imprécis, a cette expression d’une bonté et d’une douceur infinies que Rembrandt a su donner au Christ des « Disciples d’Emmaüs. » Nous faisons quelques pas ensemble. C’est l’insuffisance de sa vue qui l’a fait classer dans les services auxiliaires, car la guerre actuelle n’est pas de celles où un prêtre peut rougir de porter les armes. « Notre cause est juste, me dit-il, nous sommes dans le cas de légitime défense, où la résistance est autorisée par les lois divines. » Oui, cette guerre, où notre adversaire poursuit la destruction de notre nationalité, est bien « une guerre sainte. »

Mais le colonel A... m’appelle pour l’accompagner dans la tournée qu’il va faire à ses tranchées de première ligne. La voix claironnante, le geste large, le visage énergique et souriant, le colonel a une belle allure de mousquetaire. Sorti second de l’Ecole de Guerre, durci par des campagnes dans l’Afrique centrale, il a à la fois la science de l’état-major et la longue pratique de la troupe, dont il sait se faire adorer. Il est fier de son secteur et heureux de le faire visiter.

Nous passons derrière la ferme et continuons à descendre le ruisseau. Nous arrivons ainsi à un groupe de « bois rectangulaires » qui forme notre position avancée. A travers les taillis que l’automne commence à dégarnir de leurs feuilles, on aperçoit les lignes blanches des tranchées allemandes. Le bataillon qui défend ces bois a déjà été très éprouvé ; une compagnie est commandée par un saint-cyrien, une autre par B..., un lieutenant de réserve que j’ai connu à la division, où il s’occupait de