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quelques moujiks inoffensifs. Katia, si courageuse devant sa blessure, a peur d’être emmenée bien loin... et pleure ! Le jour, elle étouffe ses sanglots dans l’oreiller, à cause de ces hommes qui l’entourent ; le soir, elle s’endort, la poitrine encore gonflée de soupirs. Il a fallu tous nos efforts, — et plusieurs tablettes de chocolat, — pour la convaincre qu’on la laisserait à l’ambulance la plus voisine où sa mère viendra la chercher dans quelques jours ; son sommeil est plus calme cette nuit. Katia nous est arrivée dans un état de propreté douteuse : Nathalie Dimitrievna a passé une heure à la laver et à la peigner, après le pansement. La leçon muette n’a pas été perdue. Ce matin, j’ai eu la surprise de trouver Katia assise sur son lit, lissant soigneusement ses cheveux blonds. C’est maintenant une tout autre petite fille, jolie et délicate comme la fleur du lin, une pauvre petite fleur déchirée par la brutale main allemande.

Parmi les derniers arrivés se trouve un prisonnier autrichien. Sa blessure, pansée trop tard, présente un aspect gangreneux, et il a la fièvre. Mais sa joie est grande d’être parmi des Russes. Hier, je me suis arrêtée un instant près de lui. Mains jointes, les yeux clos, il récitait à mi-voix les prières orthodoxes en langue slave, et je n’ai pas osé l’interrompre dans l’accomplissement de ce pieux devoir. Mais, aujourd’hui, comme je demandais à l’infirmier si c’était un Slovaque, le blessé, sans attendre la réponse a protesté vivement : « Niet Slovaque, Roussky ! » (Pas Slovaque, Russe !) Et, tandis que le docteur le pansait, il l’a prié de le guérir vite et de l’envoyer sur le front combattre avec les Russes.

Si tel est le sentiment des Slaves d’Autriche, jugez de ce que doit être celui de nos braves soldats.

Depuis un mois, je vis avec eux, sur le front. Combien l’atmosphère que l’on y respire est différente de celle des grandes villes, faite le plus souvent de pessimisme et de découragement ! Officiers ou soldats, valides ou blessés, personne ici ne doute de la victoire, personne n’est disposé à considérer l’œuvre comme achevée avant que cette victoire soit certaine, complète, définitive. « Nous en avons assez des Allemands, il est temps d’en finir avec eux ! « disent-ils. Les propositions de paix allemandes arrivent à nous en rumeurs vagues et on ne leur accorde qu’un haussement d’épaules dédaigneux. C’est qu’ici on ne perd son temps ni en discussions oiseuses, ni en raisonnemens