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de la Russie comblât les vides de la récolte française. Si le charbon de terre n’avait pas remplacé le bois dans tous les usages industriels, si les citadins ne l’avaient pas employé de préférence comme combustible ; si, même aux champs, le maréchal, le bouilleur de cru, ne s’était servi de houille pour sa forge ou son alambic, le bois, disputé par des consommateurs plus fortunés, aurait été arraché aux campagnards.

Pour sa nourriture quotidienne cette famille rurale usait de café du Brésil, de sucre de l’Aisne ou du Pas-de-Calais, de morue de Saint-Pierre-Miquelon ou de Terre-Neuve ; le pétrole qui brûlait dans sa lampe de faïence blanche, suspendue aux solives du plafond, venait de Bornéo dans l’océan Indien ou de Bakou sur la Mer-Noire ; sa bougie était le produit de graisses internationales, peut-être de gadoues des Etats-Unis, désinfectées, blanchies et déshydratées par un procédé scientifique récent. Sa faucheuse était importée d’Amérique, à moins qu’elle n’eût été fabriquée par la succursale française de quelque International Harvester. De Lorraine venaient le fer de sa charrue, l’acier de ses essieux, de ses bandages de roues, de ses instrumens aratoires, la ronce artificielle de ses clôtures. Le lien de corde, enroulé sur le front de ses vaches, était fait avec les fibres de Manille (Iles Philippines) mariées au chanvre russe de Riga. Les poutres de son toit, les planches de son grenier étaient arrivées tout équarries et débitées de Suède et de Norvège, d’où lui venaient aussi, sous forme de sapin brut ou de pâte chimique, le papier de son journal et son propre papier à lettres. Sa chemise, son mouchoir, ses serviettes de coton venaient de la Louisiane ou du Texas, la laine de ses habits venait d’Argentine ou d’Australie et, si l’on objecte que, parmi les fournitures qui précèdent, beaucoup étaient de faible poids, on se souviendra que les milliers de kilos d’engrais artificiel qui fertilisaient ses labours ou ses prairies venaient : les nitrates, du Chili, les phosphates de l’Afrique du Nord.

Des diverses provinces françaises et même de toutes les parties du monde étaient apportés à ce paysan cent objets nécessaires ou utiles à son exploitation agricole, comme à sa nourriture, à son vêlement, à son éclairage personnel ; mais il n’usait pas moins des moyens de transport pour exporter à des prix avantageux presque tout ce qu’il produisait et qu’il n’aurait pu continuer de produire, pendant un an ou même pendant