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plus, les quatre coins des couchettes reposent sur un boudin à ressort, destiné à amortir les chocs.

Sistra Nathalie Dimitrievna et moi, nous nous installons auprès d’une petite table, l’oreille tendue au moindre appel. Parfois, tout en travaillant, nous échangeons quelques mots à voix basse. Quelle impressionnante et mystérieuse veillée ! Le train est arrêté en pleine campagne, à six verstes à peine de la ligne de feu. Aussi loin que la vue s’étende, de la neige, des forêts, et, çà et là, quelques pauvres isbas dont les habitans sont partis. Leurs fenêtres sans vitres sont comme des yeux où le regard s’est éteint... On croirait voir des morts oubliés sur un champ de bataille. Devant la forêt, les croix neuves du cimetière de campagne, que l’on n’a pas eu le temps de peindre, tracent de minces lignes blanches sur l’écran noir des sapins. Près de nous, des soldats de garde se sont creusé un gîte entre des balles de foin. L’un d’eux veille, et un feu allumé tout près projette fantastiquement son ombre agrandie. Comme le paysage est calme, comme la nuit est silencieuse !... Perfide silence ! Derrière la ligne brune des forêts, la mort guette, prête à siffler par la voix des balles, à rugir par celle des canons.

Dans le fond du wagon, un balbutiement se fait entendre : « Ma... ma. Ma... ma ! » Nathalie Dimitrievna se lève. Celui qui gémit ainsi, c’est Karpe Kousmitch, que la mort nous prendra sans doute avant la fin du voyage. Il a perdu son père, mais il lui reste, dans un village du gouvernement de Kalouga, onze frères ou sœurs dont il est l’ainé, malgré ses dix-neuf ans, et une mère, précocement vieillie par ses trop nombreuses maternités. Une balle lui a traversé la tête. Comme elle a touché les centres nerveux, tout son côté gauche est paralysé. Maintenant, un abcès interne se forme au siège de sa blessure et toute l’habileté de nos chirurgiens ne peut plus rien pour lui. Le pauvre enfant passe ses jours et ses nuits dans une sorte de coma coupé de lucidités brèves. Alors, il se rend compte qu’il va mourir. Il n’a pas un regret, pas une plainte : toute la résignation de l’âme russe est en lui. Ses sommeils sont entrecoupés de délires, pendant lesquels il parle avec une émouvante petite voix d’enfant. Sistra Nathalie Dimitrievna l’entoure de soins maternels. Il s’en aperçoit :

— Ma chère maman, comme tu me soignes bien ! dit-il,