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du dehors, aiment à vivre chez eux dans une atmosphère d’étuve. Un des hommes chargés d’entretenir les feux dans notre train m’en fournit chaque jour un amusant exemple. Assis par terre, roulé en boule dans un espace de trois pieds carrés à peine, il dort à côté du poêle embrasé. Une touloupe doublée de fourrure, dont le col immense remonte plus haut que ses oreilles, l’enveloppe. Un bonnet de laine lui couvre la tête jusqu’aux yeux. Ainsi « encoquillé, » il ne se réveille que lorsque le thermomètre naturel de son corps l’avertit qu’il faut jeter du charbon dans le foyer, ou quand son estomac lui sonne l’heure de la soupe. Au sortir de son train, en plein mois de décembre, avec ce même bonnet et cette même touloupe, notre homme affrontera les rues de Petrograd, — ceux qui savent ce que c’est me comprennent !... — comme s’il avait emmagasiné assez de calorique pour ne pas s’apercevoir du changement.

Dans le wagon des malades, notre attention est attirée par un gémissement suivi d’un appel : « Sistritza ! » (Petite Sœur !) Un beau gars à moustache blonde gît, les yeux grands ouverts. Sa main passe et repasse sur sa poitrine, continûment. La sœur se penche, l’interroge, le calme par quelques bonnes paroles et lui administre une potion :

— Maintenant, ferme les yeux, tu vas dormir.

Tout au bout du train, dans un wagon destiné aux isolés, un grand malade est couché. Il nous est défendu de nous approcher de lui, à cause de la contagion que nous pourrions apporter aux blessés. Mais on l’a donné pour mort après le dîner, et nous tenons à savoir comment il a passé la première partie de la nuit. La porte entr’ouverte doucement, nous faisons signe a l’infirmier qui le veille : le malade est dans le coma, le médecin est venu le voir tout à l’heure et pense qu’il mourra avant le lever du jour... Encore un, hélas ! qui s’en ira dormir à quelque cent mètres de nous, dans le petit cimetière, sur la lisière de la forêt !

La tournée achevée, nos mains soigneusement lavées dans une solution de sublimé, nous nous rendons auprès des grands blessés. Ils occupent deux wagons, de vingt couchettes chacun. Tout y a été disposé en vue de la moindre souffrance. Grâce à l’écartement des voies russes, les wagons sont larges et commodes. Leur mode de suspension ne laisse rien à désirer et, de