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l’Impératrice était Allemande ? En devenant tsarine de toutes les Russies, Alexandra Féodorovna a fait plus que d’adopter les usages de sa nouvelle patrie ; il semble que sa nature idéaliste et mystique soit revenue à son véritable milieu ancestral et en ait retrouvé sans effort les plus intimes traditions.

Un grand enclos, déjà peuplé de tombes, bordé d’une barrière verte dont chaque montant a la forme d’une croix : c’est le Cimetière fraternel. Officiers et soldats, tous les morts qui ont passé par la petite église du rayon s’y trouvent. De jeunes sapins, nouvellement plantés, lui feront dans quelques années une clôture plus épaisse et plus verte. Au centre du champ s’élève une église rustique, en bois, et de style vieux-russe dont l’Impératrice a fait les frais et ordonné l’érection. Son toit en pente est couronné d’une coupole bulbeuse à écailles. Les deux porches, que soutiennent de lourdes colonnes en bois taillé, sont surmontés d’un auvent ajouré. Sur les bas côtés s’ouvre une curieuse fenêtre, rectangulaire, plus large que haute, à volets pleins, ornés de motifs vieux style, peints en vert et taillés en plein bois. Sur le toit, des ouvriers armés d’un pinceau à long manche donnent au bois la couleur qu’ont les très anciennes églises des gouvernemens d’Arkhangel et de Vologda.

D’autres, à l’intérieur ou à l’extérieur, cisèlent, martèlent, clouent. Cette église, où tant d’hommes œuvrent, paraît plus vivante encore au milieu de tous ces morts. Deux soldats rabotent l’un devant l’autre, à cheval sur un madrier.

— Ils travaillent pour eux ! me dit le colonel.

Et je n’ai pas besoin de souligner la signification poignante que ces mots empruntaient à l’œuvre et au décor.

Autour de l’enclos s’étend une vaste plaine, limitée là-bas par des brumes dont quelques-unes se détachent et traînent sur les prés. Pas une maison. A gauche, une forêt voilée de vapeurs ; à droite, un troupeau de vaches qui paissent ; c’est tout le paysage russe avec son silence et sa mélancolie.

Soudain, une voix s’élève dans le jour un peu décroissant : voix de religieuse qui psalmodie derrière une grille. Une femme venait d’entrer dans le cimetière. Elle avait lentement parcouru les tombes, lu les inscriptions, puis s’était étendue, la face contre terre sur un des petits tertres.

— C’est la femme d’un soldat, dit un des travailleurs. Son