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Comme nous traversons les salles, la surprise me cloue devant un pauvre être décharné qui fait peine à voir. Ses yeux enfoncés, son front bombé, ses pommettes saillantes, ses lèvres si amincies et si sèches qu’elles ne couvrent plus les dents, lui donnent une apparence de momie. Ses mains et ses bras sont d’un squelette. Incapable d’émettre un son, il ne s’exprime que par de fébriles mouvemens de paupières et une brève mimique de la main. Ses gardes-malades comprennent ce minimum de langage.

— Celui-ci, me dit la princesse Guédroïtz, a subi deux opérations dont une seule aurait suffi à la capacité de souffrance d’un homme : la trachéotomie et la gastrotomie. Lorsqu’on nous l’a apporté, ce n’était presque plus qu’une bouillie humaine. Maintenant il va mieux. Dans quelques jours, on pourra lui poser une trachée en argent, il respirera plus à l’aise et sera soulagé.

On le nourrit artificiellement : toutes les trois heures la nuit, toutes les deux heures le jour. Précisément c’est l’heure de son repas. Sur une petite table sont déposés du lait, des œufs...

— C’est sa petite cuisine, me dit la comtesse Neiroth, en train de délayer un jaune d’œuf. Je ne sais par quel mystérieux artifice la nature a suppléé chez lui au sens du goût, mais il distingue fort bien le thé d’avec le vin ou le cognac, — car vous devinez que l’oukase impérial impose pour lui silence à ses rigueurs !

La comtesse Neiroth fait maintenant jouer la petite seringue et le malade semble réconforté. Ses paupières s’arrêtent de battre fébrilement sur ses yeux, un peu plus de vie coule en son être misérable...

— Les opérations des mains, des bras ou des jambes, ne sont plus rien pour nous, me dit la princesse ; les trépanations mêmes nous paraissent un jeu, seules nous émeuvent les blessures des organes internes où les explosifs, — les balles, — déloyalement manipulés, font de si effroyables ravages.

Nous voici arrivées près de la grande salle à manger des soldats. Le thé est servi sur une petite table voisine de la leur et qui est celle du personnel. La princesse m’invite à le prendre avec elle... Aucune étiquette ni protocole. Sur la toile cirée blanche on pose des tasses, on fait circuler la théière, le beurre et le pain...

Et j’ai trouvé cela très joliment fraternel.