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sur un fauteuil en vannerie. C’est celui d’une des grandes-duchesses. Chaque jour, après les soins donnés aux blessés, les jeunes Altesses aiment à s’asseoir ici et à tricoter pour les soldats, près du petit salon où l’Impératrice se repose.

C’est dans ce même petit salon que, dès le début de la guerre. Leurs Majestés ont suivi pendant trois mois les leçons de la princesse Guédroïtz. Aussi sont-elles devenues de très habiles infirmières. Chaque malin, en arrivant du palais, elles revêtent ici le « halatt » et se rendent à la salle de pansement où les attend la princesse. Puis on amène les blessés. Leurs Majestés les pansent elles-mêmes avec la plus tendre sollicitude. Si une opération doit avoir lieu, à quelque heure que ce soit, l’Impératrice veut en être avertie. Aidée des grandes-duchesses, elle assiste l’éminente chirurgienne à qui elle a confié la direction des deux hôpitaux. Aucun détail ne la laisse indifférente, elle s’occupe elle-même des plus humbles ou s’assure qu’ils ont été remplis.

Opérations et pansemens terminés. Leurs Majestés visitent les blessés, s’asseyent auprès de leur lit et causent amicalement avec eux. Personne ne se sent gêné en leur présence. L’Impératrice est la modestie et la bienveillance mêmes, et rien n’ajoute du prix à ses actes comme la simplicité avec laquelle elle les accomplit. Les soldats ne l’ignorent pas. Chaque matin, on en apporte huit de l’hôpital voisin, afin qu’un plus grand nombre puisse tour à tour recevoir les soins de Sa Majesté.

La générale m’ouvre la porte de la salle réservée à ces hôtes d’un jour. Ils sont assis sur leur lit et causent. Autant que les propos échangés entre eux, l’expression de leur physionomie traduit leur satisfaction. Quoi qu’il arrive, ces hommes n’oublieront plus celle qui, ce matin, s’est penchée sur leurs souffrances. Rentrés dans leurs villages lointains, ils y proclameront sa bonté. Ce souvenir restera dans leur vie comme une page de légende. Et je m’imagine qu’en effet, lorsque le temps aura fait son œuvre, l’impératrice en voile blanc, unique dans l’histoire de la Russie, deviendra une sorte de figure légendaire dont les humbles moujiks ne prononceront le nom qu’avec dévotion. Sans s’en douter peut-être, par tout ce qu’il y a en elle de naturellement mystique, par son culte profond pour les traditions de la vieille Russie, l’impératrice Alexandra Féodorovna prépare elle-même cette lointaine et poétique métamorphose.