Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

arbres croîtront. Passé le furieux débordement de la vague allemande, elles resteront comme ces jalons indicateurs que l’on érige sur les rives de certains fleuves pour en marquer les crues. Le voyageur qui les rencontrera au bord d’une route, le bûcheron qui les croisera dans les bois, le paysan qui labourera son champ autour d’elles, joindra les mains en murmurant : « C’est jusque là qu’ils sont venus. » On aura reconstruit les ponts, réédifié les villages, rien ne restera de la dévastation antérieure, rien, que ces tombes, vestiges glorieux de la digue opposée du Nord au Sud de la Sainte Russie à l’injuste et odieuse avidité allemande.

J’ai compté seulement trois croix orthodoxes au cimetière de P... C’est que la croix catholique exige moins de bois et surtout moins de travail. Or, ils n’ont que peu de temps à donner aux morts, ceux dont la vie, à chaque minute incertaine, doit être vouée sans réserve à la défense du sol. Les plus soignées parmi les tombes sont celles des Cosaques. Plus ou moins, tous les hommes d’un même régiment appartiennent au même, village, en tout cas, à la même région : Cosaques d’Orenbourg, du Don, du Térek, du Kouban... Ils se connaissent et entretiennent entre eux, surtout à la guerre, une très fraternelle camaraderie. Certains régimens, ceux de la Division Sauvage, par exemple, s » flattent de n’avoir pas laissé jusqu’à ce jour, entre les mains de l’ennemi, un seul de leurs blessés ni de leurs morts. Chaque Cosaque doit pouvoir rendre compte au village de la vie de chacun de ses frères d’armes ou renseigner sa famille sur l’emplacement où repose son corps. Les inscriptions qu’on leur dédie sont naïves et touchantes et rappellent la bravoure du héros tombé ou l’amitié qu’il inspira...

Après les tombes des Cosaques, les mieux entretenues sont celles de la cavalerie, moins éprouvée au combat, ce qui donne aux survivans une facilité relative de s’occuper des morts. Quant aux pauvres fantassins fauchés par milliers, c’est à peine si l’on arrive à épargner à quelques-uns la fosse commune ; mais la Russie les aime, et le cœur de chaque vrai Russe est un cénotaphe pour ces héros obscurs.

Sans apparat, afin de n’émouvoir personne, on apporte le corps du jeune soldat pour qui la fosse est achevée. Une sœur l’accompagne et un infirmier porte la croix de bois blanc. Quelques hommes qui ont aperçu le petit convoi se joignent