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— Pas grand’chose... Maintenant, nous sommes vainqueurs ; mais si cela dure longtemps encore...

— Si cela dure ?

L’Allemand a détourné la tête.

— Je ne sais pas, je ne sais rien. Il n’y a que Dieu qui sait ! C’est bien dur !

Puis il s’est enfermé dans un mutisme dont il n’a plus voulu sortir.

Les Autrichiens sont plus malheureux encore. J’ai vu leurs vêtemens de dessous, jusqu’à leur linge. C’est une pitié ! Comment peut-on laisser des hommes se battre dans un tel état ? Plusieurs d’entre eux m’ont avoué ne s’être pas déshabillés depuis des semaines, et ils n’avaient comme sous-vêtement que de minces tricots. Quant à leur ration journalière, ils m’ont assuré qu’elle se compose de trois doigts de viande et de 200 grammes de pain. Leur état mental est en rapport direct avec ces conditions physiques : leurs paroles, leurs lettres, leurs carnets de notes, tout en fait foi. Pourtant, l’heure du combat venue, ces hommes se battent avec un magnifique courage. Quel sentiment les anime ? De quelque nom qu’on le nomme : patriotisme, instinct de conservation, haine ou désespoir, il faut qu’il soit bien fort pour leur permettre de réagir, à la minute précise, contre de si défavorables conditions. Mais combien de temps cela durera-t-il ?

Pendant que nos prisonniers se réconfortent, un train a été formé pour eux. Va-t-on les emmener ce soir ? Où les mettre, en effet, et comment les garder, même une nuit, si près de la ligne de feu ? On leur distribue du pain, on allume du feu dans leurs wagons, et un signal retentit. Aussitôt le troupeau humain se rue vers les portes ouvertes, s’entasse sur les planches qui, de chaque côté, forment lit. Puis le train démarre, emportant vers les lointains steppes sibériens ces tristes victimes de l’ambition d’un seul.


X. — SOUS LA TENTE DES INFIRMIÈRES

Un peu à l’écart du bivouac, entre la gare et le petit bois de pins, on voit flotter le drapeau de la Croix-Rouge. Il surmonte une tente rectangulaire, plus longue que large, éblouissante