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j’ai rencontrés ou qui sont venus me voir depuis le commencement de la guerre a été celle-ci : « Pourquoi donc l’Angleterre n’a-t-elle pas établi le service obligatoire dès le mois d’août 1914 ? » Et ils s’étonnaient de ma lenteur à répondre. Ils attendaient un mot qui leur expliquât le mystère. Mais un mot ne pouvait enfermer toutes les raisons, petites et grandes, bonnes et mauvaises, anciennes et nouvelles, les raisons historiques, morales, économiques et techniques qui s’opposaient à l’établissement de cette mesure, et qui en faisaient ce qu’on appelle ici « un saut dans les ténèbres ; » et rien n’effraie davantage un peuple évolutionniste, mais nullement révolutionnaire, un peuple réfractaire à toute innovation, surtout si elle vient de l’étranger, qui a mis soixante ans à nous emprunter le scrutin secret et qui résiste depuis plus d’un siècle au système métrique. Pour faire comprendre à mes interlocuteurs la valeur de ces raisons, il m’aurait fallu passer en revue toutes les classes de la société anglaise, depuis la plus haute jusqu’à la plus infime, les sphères politiques, c’est-à-dire le gouvernement, le parlement et la presse, la Cité et le monde des affaires, enfin les masses ouvrières. Après quoi, j’aurais eu à montrer toutes les phases par lesquelles a passé l’opinion publique pour accepter, finalement, la levée en masse avec une quasi-unanimité, faite de beaucoup d’enthousiasme et d’une certaine dose de résignation.

Tout cela, cherchons-le ensemble. Rien ne sera plus propre à nous donner la mesure de la résolution inflexible qui anime nos alliés dans cette guerre.


L’Angleterre n’était pas préparée, comme la France, à adopter le service obligatoire. Plusieurs siècles ont passé depuis le temps où tout Anglais était un soldat, exercé dès l’enfance à tirer de l’arc, et où des feux, allumés de colline en colline, faisaient surgir de terre une armée prête à combattre. Le remplacement de l’arc par le mousquet marque la fin de cette période. Les ramassis de paysans, sans esprit militaire et sans instruction technique, qui prennent les armes pour les guerres civiles, ne décident jamais du sort des batailles : la cavalerie, formée des gentlemen et des yeomen, est le seul élément actif des armées. L’institution d’une armée permanente date des deux derniers Stuarts et de Guillaume III, mais elle n’a été