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— Des hommes meurent ?… Oui, oui, je sais…Qu’est-ce que ça fait qu’on vive, si on est quand même plus mort que les morts ?… Et, de nouveau, elle égrena son rire, son rire aigu, sec et nerveux, en faisant tinter entre ses mains les kopeks de cuivre.

Des soldats passaient. Nous les interrogeâmes.

— C’est une folle, dirent-ils. On ne sait au juste d’où elle vient. Il en a tant passé comme elle, avec la folie ou le désespoir dans les yeux !… Celle-là s’est arrêtée ici. Le jour, elle se tient dans la rue, couchée près de son feu de brindilles ; le soir, elle dort sous ce toit en planches, roulée dans une couverture, et on la nourrit des restes du camp… Que Dieu la garde ! et qu’Il les maudisse 1

Et les soldats s’éloignèrent, en baisant la petite icône suspendue à leur cou.


VII. — CHANSONS DE GUERRE

Combien j’en aime le rythme, tantôt bizarre et farouche, parfois naïf et ingénu, et, plus souvent, d’une poignante mélancolie. Elles expriment, ces chansons, toute l’âme russe, l’âme du peuple avec ses élans tôt réprimés, ses fougues qui s’achèvent en tristesses, ses espérances jamais tout à fait épanouies. Le sujet, quelquefois banal, n’en est jamais vulgaire, encore moins immoral et grossier. Elles conviennent aux lèvres des jeunes filles presque autant qu’à celles du soldat ; seulement, elles empruntent aux cordes vocales de l’homme une profondeur et une sonorité qui s’adaptent mieux à la gravité du rythme et du sentiment. Quelques-unes sont d’inspiration récente, comme celle du grand Tsar qui se promène pensif à Moscou, parce que Guillaume vient de lui déclarer la guerre, et que ses soldats réconfortent avec la promesse d’entrer coûte que coûte à Berlin… Certaines datent de la guerre russo-japonaise, mais comme les Japonais y sont traités de « diables jaunes, » on ne les chante guère, afin de ne pas offenser un peuple qui fut un ennemi loyal et qui est aujourd’hui un ami.

— Veux-tu que nous chantions pour toi, petite sœur française (frantzonjenka Sistritza) ? m’ont demandé un jour des tirailleurs sibériens.

Je leur avais offert des cigarettes (des papyros, comme ils