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deux, quatre, six kilomètres. Comme l’on peut, sur la plage, quand la mer s’est retirée, se représenter, aux épaves qu’ils y ont laissées, les lignes successives des flots, ici l’on peut, aux amoncellemens de cadavres sur le terrain, reconstituer les lignes successives du combat. La première lame ne couvre qu’un assez petit espace, de Brabant-sur-Meuse, par le sud d’Haumont et le bois des Caures, dans la direction de Grémilly (23 février). La deuxième, déjà plus large (jeudi 24), va de Samogneux à l’Herbebois. Le 25,1a troisième s’épand, de Champneuville, au-dessous d’Ornes, par le Sud de Beaumont. Enfin, le samedi 26, une quatrième vague s’élance de Vacherauville sur la côte du Poivre, passe au Sud du bois de la Vauche, bat le village et le fort de Douaumont, s’arrête au Nord du village et du fort de Vaux. En même temps, nos troupes de la Woëvre sont ramenées au pied des Hauts de Meuse. Alors, il semble bien que le Destin intervienne et dise à l’invasion : « Tu n’iras pas plus loin. »

Le samedi 26 marque le sommet de la courbe. C’est le point et l’instant critiques. Dans l’après-midi, pour une raison que, plus tard, nous connaîtrons mieux, — arrivée d’un homme ou de milliers d’hommes, arrivée d’un homme et de milliers d’hommes, — la bataille est fixée, clouée sur place, immobilisée. Elle s’apaise même pendant un jour ou deux, et l’on dirait que les armées épuisées s’endorment debout, l’une en face de l’autre, tandis que seul, par intervalles, le canon gronde. Il faut enterrer les morts, consolider les positions nouvelles, refaire les approvisionnemens de munitions. Sans doute, ce n’est qu’une pause, ce n’est pas la fin ; et l’ouragan, pour la seconde fois déchaîné, s’acharne autour de Douaumont, qui est pris, perdu, repris, reperdu, repris encore et reperdu encore. Mais, depuis le 26 février, sur ce front du Nord de Verdun, la bataille ne bouge plus. Depuis le 26, les Allemands ne nous ont pas enlevé un mètre, presque pas un pied, pas un pouce, de sol français. En se retournant, ils peuvent d’un coup d’œil mesurer toute leur conquête, six kilomètres à peine de largeur ; et ils peuvent mesurer aussi la hauteur, la profondeur de leur sacrifice : de cent mille à cent cinquante mille de leurs meilleurs soldats, jusque là épargnés par l’avare astuce de l’État-major, pour être jetés sans pitié dans un suprême coup de partie ; fils de la Poméranie et du Brandebourg qui n’auront point entendu le salut hâtif du roi de Prusse au Landtag de leur province, à qui ne sera point parvenu le remerciement un peu sec, et où l’émotion sonne aussi faux que le triomphe, dont devait être payée leur fidélité.

Car ce triomphe télégraphique sonne faux. Sans attendre davantage,