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allemand, car, après l’avoir salué jusqu’à terre, il lui a simplement servi deux énormes bouteilles de vin de Champagne ! Par bonheur, l’une des servantes de la maison, plus intelligente ou moins « sidérée » que ses maîtres, s’est enfin avisée de lui faire préparer une omelette au jambon ; et déjà M. Morse se réjouissait de la perspective de pouvoir achever à loisir un excellent déjeuner, quand il a eu la surprise désagréable de voir entrer dans la salle un officier allemand !

Le fait est que celui-ci, d’après l’habitude de sa race, n’a pas manqué de venir s’asseoir à l’unique table du restaurant qui fût déjà occupée. Il paraissait, au reste, d’humeur pacifique, et ne s’est pas même montré trop fâché de découvrir qu’il avait affaire à un « porc anglais. » Tout au plus s’est-il accordé l’innocent plaisir d’annoncer à M. Morse que d’innombrables zeppelins, après avoir détruit la lourde Londres et la cathédrale de Saint-Paul, se préparaient maintenant à traiter de la même façon les édifices publics de Manchester et de Liverpool. Mais voilà que, par degrés, et probablement sous l’influence des deux bouteilles de Champagne naguère apportées de la cave pour son voisin de table, l’officier s’est ressouvenu du vieux grief de ses compatriotes contre ceux de M. Morse : à tel point qu’en sortant de la salle il a signifié à ce dernier son intention de le dénoncer sur-le-champ comme un espion anglais ! Ou bien, peut-être, ce type parfait du « loustic » allemand aura-t-il voulu seulement continuer de s’amuser, comme il l’avait fait tout à l’heure avec son récit des exploits merveilleux de l’escadre de zeppelins ; mais le naïf et prudent M. Morse n’en a pas moins cru devoir hâter son propre départ. Laissant sur la table sa livre sterling, il s’est enfui par une porte de derrière, et a réussi, en fin de compte, à s’engager dans des ruelles à peu près désertes, qui bientôt l’ont conduit en dehors de la ville. Encore n’a-t-il pas pu réaliser ainsi sa « providentielle » évasion sans être forcé d’assister, sur son passage, à un nouvel exemple de la « culture » germanique :


Sur une petite place que je traversais, une troupe nombreuse de soldats venait d’amener huit prisonniers. Trois de ceux-ci étaient vêtus de l’uniforme des officiers russes, trois autres me faisaient l’effet d’être des gendarmes ou des agens de police, et les deux derniers portaient des costumes bourgeois. Tous étaient très pâles et de mine sérieuse, mais, au total, pleins de fermeté, à l’exception de l’un des deux civils, dont je pus voir qu’il tremblait, et que ses genoux s’entrechoquaient de manière à lui rendre malaisé de se tenir debout. Un officier prussien d’un rang élevé, — un major-général, si j’ai bon souvenir, — vint alors se placer en face des