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prudentes, qui semblent ramper sous bois ou sur les eaux ; à ces mots : « J’entends de pas nombreux la forêt retentir, » un trémolo bruissant comme la forêt même ; des appels et des réponses étouffées, des récits enveloppés d’ombre, un motif d’orchestre où l’on croit sentir, avec l’approche et le glissement des barques, le rythme, la pesée des rames et jusqu’à l’effort des rameurs ; l’éclat enfin de l’hymne suprême, radieux comme l’aube qui l’accompagne, tout l’ordre sonore manifeste ici la conscience et l’aide mystérieuse de la nature. Oui, la nature ici se fait saintement complice de l’homme, et cette complicité pour leur commune délivrance, la musique a su l’ex- primer. Le finale du Rutli, c’est la conjuration des choses, de la terre, du ciel et des flots, comme celle des âmes, c’est l’aspiration universelle à la sainte liberté.

Parlant un jour de Rossini, l’un des grands critiques du siècle dernier, Emile Montégut, écrivait ceci : « Même lorsqu’il exprime... les sentimens les plus graves... le patriotisme et la passion de la liberté... je ne sais quelle joie et quelle ivresse découlent de ses chants. » Rien n’est plus vrai, même de Guillaume Tell, et, dans Guillaume Tell, des passages même les plus pathétiques. Si nous cherchons un sentiment, un état de l’esprit ou de l’âme dont le nom désigne et résume le caractère général du chef-d’œuvre rossinien, ce ne sera ni la tristesse, encore moins le désespoir, ni la haine ou la fureur, en un mot aucune des passions terribles ou sombres. Mais plutôt, et sous les réserves nécessaires, ce sera la joie, une joie auguste et grandiose, ce sera le calme et la majesté. Rappelons-nous, dans le fameux trio, la plainte même d’Arnold. Sans doute, et nous l’avons dit, elle est traversée, dominée peut-être, par deux ou trois éclats qui percent, ou fendent le cœur. Le reste, pour émouvant qu’il soit, le fondrait plutôt. Le reste, c’est le mouvement sans hâte, le rythme, — nous l’avons vu, — qui balance et berce la cantilène ; c’est la symétrie des périodes, le cours magnifique de la mélodie, tout enfin ce qui fait du sublime andante comme un fleuve d’amertume et de larmes : un fleuve, mais non point un torrent.

S’il faut, pour mieux comprendre ces choses, ou les mieux sentir, un rapprochement, qui soit une antithèse, ouvrons une partition de Wagner, et qui soit Tristan. Là, dans l’amour, partant dans la joie, ou ce qui devrait l’être, vous rencontrerez plus d’âpreté, plus de frénésie qu’il ne s’en trouve ici dans la douleur. Et vous reconnaîtrez que le pathétique de Guillaume Tell ressemble trait pour trait à celui que Montégut encore a signalé « comme propre à l’Italie heureuse : un