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inconnu qui m’offrait cette parole, que je garderai, avec les plus chères paroles, celles que l’on serre sur son cœur comme un trésor impérissable et secret ?


Un train de marchandises est venu s’arrêter sur l’autre voie, interrompant la communication avec la buvette.

Impossible de passer ! Un de nos infirmiers volontaires réussit à escalader les chaînes entre deux wagons, et à rapporter encore un arrosoir. Mais il fallut bien lui interdire de recommencer. Il fallut rationner, donner des demi-quarts. Les braves garçons, voyant notre chagrin, se résignaient tout de suite, partageaient, rentraient leur quart vide. Pas un ne récrimina.

Ils avaient un entrain, ces soldats... ils partaient aussi joyeux qu’aux premiers jours de la guerre. Ils s’avisèrent tout à coup que la gare était pavoisée. Aussitôt quelques-uns se mirent à grimper aux montans qui supportaient les drapeaux. En un clin d’œil, tous les drapeaux furent enlevés. Et les soldats les agitaient aux portières avec une joie telle qu’il était vraiment impossible de les gronder.

A la fin, le train de marchandises finit par s’ébranler. Nous avons eu le temps de courir chercher des cigarettes et des branches de gui. Chacun voulait un rameau « pour nous porter bonheur, » disaient-ils. Sur l’ordre du clairon, tous rentrèrent dans leur compartiment. Un jeune soldat, se penchant, nous suggéra :

— Demandez donc à celui-ci de vous chanter quelque chose ! Il a une belle voix : il chantait au théâtre !

Ce ne fut pas long. Aussitôt un soldat qui avait une trompette, et un autre qui avait un tambour descendirent sur le trottoir. Deux ou trois chanteurs se groupèrent. Et ils nous donnèrent une sérénade. Tous reprenaient le refrain de la chanson sentimentale chère au cœur des soldats. Puis la marche de Sambre-et-Meuse s’éleva, et la nuit d’hiver fut remplie de visions de batailles et de gloire, exaltées par les notes ardentes, rendues plus proches et plus intenses par la présence de ces braves qui chantaient.

Jamais concert aussi magnifique ne nous fut dispensé.

Le signal du départ. Tous, dans les wagons, chantaient encore.