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point participé d’avance à leur vie diminuée ? Et l’affreux tourment de leur mère et de leur femme, le tourment monotone à venir, ne l’avons-nous pas ressenti au fond de nous-mêmes d’une façon aiguë et continue ? Ah ! tous ces gens qui pleurent et ne songent même plus à cacher leurs larmes, comme ils le ressentent aussi !


Si l’on n’avait pas le travail... Un convoi de blessés venant du front est annoncé pour huit heures et demie. Le train de ce matin a laissé à Ambérieu une montagne de fruits, des corbeilles de cigarettes, de cigares et de chocolat, le surplus des cadeaux que les mutilés ne pouvaient emporter. A la hâte, il faut trier les fruits les plus délicats, préparer des paniers. Et quand les blessés arrivent, quelle joie de passer dans les wagons avec des plateaux couverts de pêches, de poires, de raisins, de fleurs, de « gâteries ! »

— Tenez, prenez ! voilà pour vous. Vos camarades de retour d’Allemagne ont donné ceci pour vous.

Oh ! l’accueil des soldats !

— S’il y en a assez pour tous les autres, donnez-moi encore une poire, madame ! j’ai si soif !

L’un d’eux, que je vois encore, debout, appuyé à la paroi et la tête bandée, demandait une poire très mûre, parce qu’il n’avait plus de palais ; il ne pouvait plus mâcher.

Et, pendant deux jours, aux blessés qui passaient, aux permissionnaires retournant au front, aux trains de troupe, nous avions de quoi donner ce superflu si nécessaire. Et puis un autre train sanitaire arrivait de Suisse et renouvelait la provision.

Je pense à tous ces vergers, des bords du Bodan aux bords du lac de Genève, à tous ces clos soignés, où des gens se sont promenés lentement, le long des treilles et des murs d’espaliers, choisissant leurs plus beaux fruits, les cueillant d’une main respectueuse, heureux d’avoir quelque chose à donner, et les yeux pleins de larmes en songeant à ces hôtes d’une nuit...) Ah ! que personne ne vienne ici parler de profusion inutile, puisque cette profusion va toujours à des soldats qui souffrent ou vont souffrir, puisque le convoi tragique dispense un peu de joie le long de sa route !