Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/40

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Devant une petite boutique en planches, installée entre la gare et les tentes de l’ambulance, des soldats marchandent de menues provisions. L’un d’eux s’en revient, déchirant à belles dents une miche de pain frais, suivi d’un chien, queue frétillante, museau tendu vers l’objet de sa convoitise... Hors la neige, tout est brun, d’un brun qui se dégrade par des nuances à peine perceptibles : depuis ce brun grisâtre qu’on voit à la terre non remuée, avant les labours, jusqu’au brun roux qu’ont les feuilles à l’automne. Parfois, cependant, la robe rouge, verte ou bleue de quelque réfugiée que les soldats nourrissent, jette sur ce tableau à deux tons une note éclatante et imprévue...

Mais le plus impressionnant, c’est le silence ; un silence actif, presque tumultueux. Des chevaux galopent, et leur galop n’éveille aucun écho sur le sol ; des chars roulent sur la route, et l’on dirait que leurs essieux tournent à vide... Ce tableau est-il réel, ou est-ce mon imagination qui l’enfante ? Suis-je près des rives du Styr, sur le front qui regarde la Galicie, ou bien dans le Royaume des Ombres, où les héros, tombés pour la défense de la terre slave, recommencent dans un silence éternel le geste que la mort interrompt ?...

Soudain, une ruée se produit d’où monte une sourde rumeur. Bousculade, coups de poing fraternels, refrains de guerre interrompus... Enfin, voilà de la vraie vie, nerveuse et bruyante : c’est une compagnie de fantassins qui va partir pour les positions. Depuis une heure, « le troupeau brun » attendait, vaguant sous les pins ou piétinant autour des feux péniblement entretenus. Le signal du rassemblement a été donné. Les hommes, en complet équipement de campagne, sac au dos, bidon de cuivre au côté, pelle ou hache à tranchant enfermé dans un étui de cuir, se massent de l’autre côté de la voie, le long de la forêt, sur plusieurs rangs... Le silence, un instant troublé, se rétablit... Un jeune officier parcourt le front de la compagnie, jette un ordre et, sous la neige qui tombe, ces hommes se mettent en marche en traçant sur leur poitrine un grand signe de croix…


II. — AU BIVOUAC

Une immense place, derrière la gare, entre les maisons du village et les prairies : c’est le bivouac. Deux petits bois de pins le flanquent et, au fond, les écuries recouvertes de