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poisson quelquefois, et, les jours de gala, il buvait un peu de lait aigre-doux. Il couchait dans de misérables paillotes dont l’air nauséabond sentait le rat et la chauve-souris, au milieu des serpens. Ses vêtemens étaient rongés par les fourmis blanches qui dévorent tout, les morts et les bardes des vivans. Il était exposé aux piqûres des moustiques, plus redoutables que les rats et les serpens, car ils sont toujours d’attaque et tuent votre sommeil. Il dormait à peine deux heures par nuit. Et il avait de pires souffrances, et la pire de toutes était celle de ne pouvoir s’exprimer. Cet amour des âmes qui lui gonflait le cœur ne trouvait point de mots ou n’en trouvait que d’étrangers aux hommes vers qui ses bras se tendaient. Les clercs indigènes qui l’accompagnaient ne parlaient pas le malabar. Il y a, dans la longue lettre qu’il écrivit quatorze mois plus tard et où il raconte ses labeurs, un passage d’une exquise tristesse. « La langue de ce pays, dit-il, est le malabar ; la mienne, le basque. » On s’est demandé pourquoi il n’avait pas mis le castillan ou le portugais. Mais il sourit en écrivant ces mots, et d’un sourire mélancolique. Il ne serait pas plus dénué devant les Hindous, s’il n’avait jamais parlé d’autre langue que celle de son village natal. Son ignorance le replace dans la condition d’un petit enfant. Il faut qu’il refasse son éducation, qu’il réapprenne à assembler des syllabes ; et, tout naturellement, le souvenir de sa langue basque lui revient à la mémoire.

Il réunit plusieurs habitans qui comprenaient quelques mots de Frangui ; et, non sans beaucoup de mal, on traduisit les prières, qu’il se récita jusqu’à ce qu’il les sût par cœur. Il devait en être de ces traductions comme de celle du premier catéchisme, où les missionnaires indianistes relevèrent plus tard des contresens effarans. Le mot de gloire céleste y était rendu par un terme qui signifiait un état passager de bonheur et de volupté sur les bords du Gange. « D’où il est arrivé, dira au XVIIe siècle le Père de Nobili, qu’un poète païen, ayant, à la prière des chrétiens, composé un poème à la louange de ce paradis, ne manqua pas d’y placer des troupes de concubines, et, comme aucun de nos Pères ne comprend les vers tamouls, ce poème est resté en grand honneur sur toute la côte de la Pêcherie. » Une foule d’expressions n’étaient usitées que dans les castes les plus viles ; d’autres étaient absolument barbares, comme celle de misei, employée pour désigner la messe et qui