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terrasse, la Lorraine s’étendait jusqu’à l’horizon bleu, et, derrière nous, la colline en éveil faisait bonne garde jour et nuit. La douceur de cette heure, la paix de ce jardin, rendaient plus accablante encore l’horreur de toute la sombre tragédie.

Du village, la route descendait vers une forêt, dans la plaine, et notre auto s’arrêta près d’une colonie de huttes surgissant entre les branches. Elles-mêmes étaient une si étonnante combinaison de gazon, de branches et de feuillages qu’elles semblaient quelque forme transitoire entre l’arbre et la maison. Nous étions dans ce que l’on appelle au front un « village guère » des tranchées de seconde ligne, où les hommes se tiennent au repos. Cette colonie est aménagée avec un souci tout particulier du confort : les maisons, en partie souterraines, sont reliées entre elles par des boyaux profonds et sinueux, sur lesquels on a jeté de légers ponts rustiques ; leurs toits, presque au ras du sol, sont faits de mottes de terre si épaisses qu’on n’a presque rien à craindre des obus. Et pourtant, ce sont de vraies maisons, avec de vraies portes et de vraies fenêtres ; à l’intérieur, il y a de vrais meubles, et devant les portes, de vraies corbeilles de pensées et de pâquerettes. Chez le colonel, un grand bouquet de fleurs printanières s’épanouissait sur la table ; et partout c’était la même propreté, le même ordre, la même recherche amusante du joli. Les hommes dînaient, assis à de longues tables sous les arbres ; leurs visages fatigués n’étaient pas rasés, leurs uniformes de coupe et de couleurs disparates étaient défraîchis. Ils étaient au repos et de bonne humeur ; mais sur la figure de chacun d’eux on retrouvait le caractère qui m’avait frappé là-haut, sur la colline. Chaque fois que je vais au front, j’ai, en voyant les hommes, la même impression : c’est que l’unique pensée de la défense de la France vit dans l’esprit et dans le cœur de chaque soldat avec autant d’intensité que dans l’esprit et dans le cœur de leurs chefs.

Nous marchâmes jusqu’à la lisière de la forêt. À travers la palissade qui lui servait de clôture, nous pouvions voir, à un kilomètre environ, de l’autre côté d’un champ, les toits d’un village tranquille. Je m’avançai de quelques pas dans le champ ; mais je me sentis vivement tirée en arrière : « — Prenez garde, ce sont les tranchées allemandes. » — Ce qui me semblait un sillon tracé par une charrue était bel et bien la ligne ennemie :