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qui rappelle certains bourgs d’Italie, accrochés au sommet d’une hauteur. C’est le point exact où, en août 1914, l’invasion allemande fut définitivement arrêtée et repoussée, et sur cette même colline, il y a un monument où l’on peut lire cette inscription : « Ici, en l’an 362, Jovinus mit en déroute les hordes des Teutons. »

Un peu avant d’atteindre la hauteur de Mousson, nous dûmes laisser l’automobile dissimulé derrière un talus. La route est repérée par les Allemands, et des piétons isolés ont moins de chance qu’un automobile d’attirer leur feu. Nous grimpâmes sous une pluie battante. À l’abri du château, nous nous arrêtâmes pour regarder la vallée de la Moselle, les toits de Pont-à-Mousson et le pont détruit qui reliait jadis les deux quartiers de la ville. Seules, les ruines de ce pont nous rappelaient que nous étions si près de la guerre. Le vent était trop fort pour que les batteries pussent tirer. Rien ne laissait deviner que le bois que nous voyions à nos pieds, derrière le toit de l’hospice, était bordé de tranchées ennemies et hérissé de fusils, ni que les collines de l’autre côté de la vallée étaient garnies de canons aux aguets. Et pourtant, les Allemands étaient bien là, et entouraient d’un cercle de fer trois côtés de l’éperon où nous nous trouvions : en regardant par une meurtrière des anciennes murailles, on avait l’impression de revivre au moyen âge, et de dominer, du haut d’un donjon, l’armée des assiégeans. Plus on regardait, plus cette invisibilité de l’ennemi devenait sinistre et menaçante, « Ils sont là, et là, et là encore. » Nous écarquillions nos yeux et n’arrivions à voir que des pentes paisibles et des fermes qui semblaient endormies. C’était comme dans un conte de fées, où les hordes ennemies se seraient transformées en mottes de terre et leurs armes en brins de gazon. Seule, toute proche, en face de nous, une colline en pain de sucre avait un aspect étrange. Un réseau de sillons couvrait ses flancs pelés : on eût dit d’une gigantesque fourmilière. C’étaient les tranchées françaises, mais on eût cru bien plutôt voir les vestiges presque effacés d’un campement préhistorique.

Tout à coup, un officier, montrant la vallée à l’Ouest de ces tranchées, nous dit : « Voyez-vous cette ferme ? » Elle était à nos pieds, si près que de bons yeux eussent aisément distingué, dans la cour, des personnes ou des animaux, s’il y en avait eu ;