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VISITES AU FRONT.

voiture de tramway, convertie en café, portait l’enseigne : « Au Restaurant des Ruines ; » partout, entre les murs calcinés, dans les jardins soigneusement ratisses, on voyait pousser radis et laitues.

Au sortir de Bar-le-Duc, nous prîmes au Nord-Est ; et, en entrant dans la forêt de Commercy, nous commençâmes à entendre la grande voix du front. C’était le plus tiède et le plus paisible des jours de mai ; dans la clairière où nous fîmes halte pour déjeuner, le silence de midi fut soudain rompu par le puissant grondement de l’artillerie. Dans l’intervalle des détonations, aucun bruit, sauf le bourdonnement des cousins voltigeant au soleil et le rappel sylvestre d’un coucou au fond de la futaie… Au bout du sentier apparurent des cavaliers vêtus de bleu fané ; les robes de leurs chevaux luisaient comme des châtaignes mûres. Ils échangèrent quelques mots avec nous, acceptèrent des cigarettes et repartirent ; et, dans le silence plus profond, l’insecte, l’oiseau et le 75 reprirent leur trio interrompu.

La ville de Commercy paraissait aussi impassible que si la canonnade qui ébranlait ses vitres eût été l’écho de quelque rumeur renvoyée par les collines. Les villes voisines du front, aguerries au bruit des combats, poursuivent leur vie quotidienne avec un calme que l’on pourrait appeler de l’inconscience s’il ne méritait pas un nom plus honorable. À l’heure présente, l’existence de Commercy est toute subordonnée à l’occupation militaire. Mais en voyant ces rues ensoleillées qui semblent si paisiblement endormies, on a peine à croire qu’on soit vraiment à moins de 8 kilomètres de la ligne de feu. Et pourtant les Français, par une étrange perversion de l’amour-propre national, continuent à se donner eux-mêmes pour une race nerveuse et impressionnable !

Cet après-midi, en route pour Gerbéviller, nous retrouvâmes une fois de plus le sillon de l’invasion de septembre 1914. Ces collines, maintenant toutes frissonnantes de fraîcheur printanière, ont été, pendant ces jours brûlans d’automne, prises et reprises à la fortune des combats. Chaque engagement a laissé sa trace sinistre. Les champs sont semés de croix de bois que la charrue fait un détour pour éviter ; beaucoup de villages ont été détruits ; parfois une ruine isolée marque le centre d’une lutte plus violente. Mais les travaux rustiques se poursuivent si