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VISITES AU FRONT.

fortes, elle tenait la jumelle aux yeux, ou la faisait passer aux soldats qui l’entouraient. Mais lorsque nous prîmes congé d’elle, le beau sourire que nous lui avions vu s’était éteint, et elle nous dit tristement : « Nous venons de recevoir l’ordre de tenir quatre cents lits prêts pour ce soir. »

Le moment était venu de tenir notre promesse et de quitter Clermont. À quelques kilomètres au delà, nous vîmes une banderole de la Croix-Rouge sur une maison au bord de la route. C’était dans un petit pays, le hameau de Blercourt, composé de chaumières et vacheries éparses : et nous nous arrêtâmes pour demander au médecin-chef si sa formation avait besoin d’être ravitaillée.

Pataugeant à sa suite dans une boue infecte, nous passâmes de l’une à l’autre des chaumières où il avait aménagé son hôpital. Ensuite, comme nous regagnions la grande route, il nous demanda si nous voulions voir l’église. Il était près de trois heures : sous le porche, le curé sonnait les vêpres. C’était une petite église sans bas côtés. Tout le long de la nef étaient alignées, sur quatre rangs, des couchettes de bois aux couvertures brunes. Presque toutes étaient occupées. On y avait mis « les plus mauvais cas » du docteur ; peu de blessés, mais beaucoup de fiévreux et d’autres malades trop atteints pour être transportés plus loin. Quelques-uns se retournèrent pour nous regarder entrer, mais la plupart ne bougèrent pas.

Le curé, sortant de la sacristie, arrivait devant l’autel suivi d’un enfant de chœur. Un groupe de femmes, sans doute les seuls restes de la population civile, et quelques-uns des soldats que nous avions rencontrés dans le village, se tenaient entre les rangées de couchettes. Le service commença. Sous la lumière pâle de cet après-midi sans soleil, tout était dessiné en demi-tons, noir, blanc ou gris : les malades immobiles sous leurs couvertures sombres, leurs figures livides sur les oreillers blancs, les vêtemens noirs des femmes, et la brume argentée de l’encensoir qu’agitait l’enfant de chœur. Seuls, les cierges de l’autel, piquant de leurs points lumineux le crépuscule, et accrochant des étincelles à la chasuble de l’officiant, faisaient comme le pâle reflet d’un couchant d’hiver. D’abord on n’entendit que les répons monotones des vêpres ; mais tout à coup le curé entonna le cantique du Sacré-Cœur, composé pendant la guerre de 1870. Les voix tremblantes des assistans se joi-