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Sa figure rappelle ces visages vermeils et malins qui se détachent sur les fonds sombres de certains vieux tableaux flamands. Ses yeux sont pétillans de vivacité, et il y a dans son récit autant de gaieté que de colère. Elle n’épargne pas les épithètes quand elle parle de ces « satanés Allemands. » Les religieuses et les infirmières du front ont vu trop de choses pour ménager leurs termes. Malgré toute l’horreur des sinistres journées de septembre, alors que Clermont n’était qu’un vaste brasier, et que ceux des habitans qui n’avaient pas fui étaient à tout instant menacés de mort, aucun des petits détails de la vie quotidienne n’avait échappé à sœur Gabrielle. Elle nous racontait, par exemple, son embarras pour s’adresser au Commandant, « si grand, disait-elle, qu’elle ne pouvait pas voir ses pattes d’épaules… »

Une sœur tourière nous versait le café quand une femme entra et nous dit, du ton le plus naturel du monde, qu’on se battait ferme de l’autre côté de la vallée. Elle ajouta qu’un obus venait de tomber tout près de là, et, que, si nous voulions traverser la rue, nous pourrions voir la bataille d’un jardin de l’autre côté de la rue. Nous ne fûmes pas longs à nous y rendre. Sœur Gabrielle nous montra le chemin, montant quatre à quatre les marches de la maison d’en face, où nous rejoignîmes un groupe de soldats rassemblés sur une terrasse gazonnée.

Le canon tonnait sans répit et nous semblait si proche que nous ne pouvions comprendre comment la colline que nous regardions pouvait avoir conservé son paisible aspect de tous les jours. Mais quelqu’un nous prêta une longue-vue et subitement, il nous fut donné de voir nettement tout un coin de la bataille de Vauquois : l’assaut des pentes par l’infanterie française. En bas, les traînées de fumée flottant au-dessus des batteries françaises, et au fond, sur les crêtes boisées se profilant contre le ciel, les éclairs rouges et les panaches blancs des pièces allemandes. — Pan ! pan ! — Les canons se répondaient, tandis que l’infanterie, escaladant la côte, s’engouffrait dans le taillis strié de la lueur des coups. Et nous restions là, muets de saisissement de nous trouver, par le plus imprévu des hasards, témoins de l’une des rares luttes visibles de cette guerre souterraine.

Sœur Gabrielle, pour habituée qu’elle fût à de pareils spectacles, suivait avec le plus vif intérêt les péripéties de la lutte. Debout à nos côtés, bien d’aplomb dans la boue sur ses jambes