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Peu de civils peuvent arriver jusqu’à Châlons, et presque toutes les tables sont occupées par des officiers et des soldats, — car, en dehors du service, il ne semble pas y avoir de distinction de rang dans cette belle armée démocratique, et un simple pioupiou a le droit de s’offrir l’ordinaire excellent de la Haute-Mère-Dieu tout comme son colonel.

Le coup d’œil est d’un intérêt sans égal. C’est un travail que d’essayer de s’y reconnaître dans les uniformes si variés. Après une semaine dans le voisinage du front, on a pu constater qu’il n’y a pas deux uniformes pareils dans l’armée française. Les autorités militaires ont longuement cherché un bleu invisible à distance. Pour s’assurer qu’il n’est pas un ton qui n’ait été essayé, il suffisait de regarder autour de nous tous ces uniformes, variant du gris bleu le plus pâle au bleu marin le plus sombre. D’autres couleurs s’ajoutent aussi à la gamme de ces bleus sans nombre : le rouge coquelicot des tuniques des spahis, et des nuances moins accusées, tel un certain drap verdâtre qu’on a sans doute fini par employer parce que toutes les ressources du matériel d’étoffes ont été épuisées.

La coupe aussi varie : on voit des tuniques ajustées de l’ancien modèle, d’autres, copiées sur celles des Anglais, flottantes avec des ceintures. Et comment déchiffrer, quand on n’en a pas la grande expérience, les emblèmes désignant les grades et les différentes armes ? On peut, à la rigueur, reconnaître les ailes des aviateurs, la roue des automobilistes, et quelques autres symboles ; mais il y en a tant : les majors, les pharmaciens, les brancardiers, les sapeurs, les mineurs, et Dieu sait combien d’élémens de cette multitude qui est en réalité la nation tout entière ! Ce tableau offre autant de variétés dans les physionomies que dans les uniformes ; et tous ont également leur caractère. On s’explique, à les considérer, pourquoi les Français disent, en parlant d’eux-mêmes : « La France est une nation guerrière. » La guerre est le plus grand des paradoxes : elle est la plus brutale régression de l’humanité, et pourtant, elle éveille dans chaque race des qualités morales qu’elle seule, semble-t-il, a le don de ressusciter. Tout dépend du genre d’émotion que la guerre réveille chez un peuple. Il suffit de jeter un regard sur les figures entrevues à Châlons pour comprendre dans quel sens la France est une nation guerrière.

Ce n’est pas trop dire que d’affirmer qu’ici la guerre a revêtu