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enfer de vacarme, de poussière. Impossible de ne pas céder. Potterat, qui est un héros, mais non point un fou, cède. Et il s’en ira. L’on démonte les lits et l’on descend les meubles : on déménage, on fuit. Dans les chambres vides, Potterat mène sa colère et son chagrin ; son pas sonne. Il voit, le long des murs, passer les ombres des heures mortes. Il est ému. Il ôte son chapeau et dit : « On ne peut pas aller contre le fil des événemens. C’est Schmid qui a mis ce quartier en cupesse, c’est Mauser qui a traité avec ce diantre. On va te démolir vieille maison. Respect !... Mieux vaut périr que de contempler ce que tu aurais contemplé. Adieu, vieille boite à beaux jours, adieu ! » Il s’attendrit avec une sincère éloquence.

Potterat, si bien vivant, si réel, n’est point un symbole ; ni ses tribulations, des emblèmes. M. Benjamin Vallotton ne se proposait pas de combiner comme une allégorie les aventures de Potterat. Mais il y a, dans les collectivités humaines, un lien qui fait qu’aux époques troublées le contre-coup des événemens se propage et va toucher ceux-là mêmes qui semblaient à l’abri ; et ainsi l’humble histoire de Potterat contient, en quelque manière, l’histoire du monde. A la veille de la guerre, Potterat qui est chassé de chez lui par le travail sournois des Allemands ; et, à la veille de la guerre, Potterat qui est dans un étrange désarroi, qui abandonne, en même temps que sa maison, ses habitudes, et qui ne le sait pas, mais qui attend éperdument la cata- strophe ; et, à la veille de la guerre, Potterat qui se détache du passé, qui ne conjecture pas l’avenir et qui a les idées en désordre : ce Potterat, s’il n’est pas un symbole, est un signe de la péripétie universelle. Il ne s’en doute pas : qui se doutait de rien ? Les adieux qu’il adresse à la vieille maison de ses beaux jours sont d’innocentes prophéties.

A Lausanne, dans le « remous » et dans le « tourbillon, » Potterat n’a point trouvé sa quiétude, quand, un matin, sur la place du marché, tout embaumée du parfum des framboises, un roulement de tambour éclate et ce cri : « La guerre !... » Puis : « La guerre... la guerre... On marche ! » Puis les chuchotemens : « Sont-ils déjà en Suisse ?... » Et bientôt : « Leur cavalerie est à Zurich... On se bat près de Schaffhouse... » Leur cavalerie n’est point à Zurich et l’on ne se bat aucunement près de Schaffhouse. Potterat, qui rencontre des amis, parle ; et on le supplie en vain de se taire : il a résolu de risquer toute imprudence et il se fâche s’il entend dire que « l’intégrité du territoire est garantie par les traités. » Les traités ? Potterat sait ce que ça vaut : « Pour être respecté, il faut se tenir une baïonnette, un fusil et deux